Les
mois passent, les drames se succèdent et l’évidence s’impose : le
califat revendiqué par Daech [acronyme arabe pour organisation Etat
islamique] n’est pas seulement une officine de guerre et de terreur mais
une machine à héroïser des accès de rage désespérée et meurtrière.
L’anthropologue
Scott Atran (L’Etat islamique est une révolution, Les liens qui
libèrent, 2016) identifie l’Etat islamique à une « révolution » capable
de susciter des vocations multiples.
La
violence mondiale grandissante s’enracine sans doute dans ce que Paul
Rogers (Irregular War. ISIS and the New Threat From the Margins, I. B.
Tauris, 2015) qualifie de révolte des « marges » victimes de la
financiarisation de l’économie, du chômage de masse, de l’accroissement
vertigineux des inégalités et de la dévastation de la planète.
Mais,
depuis l’effondrement du communisme et de l’hypothèse révolutionnaire,
l’humanité qui affronte ce chaos est aussi orpheline d’un contre-récit
mobilisateur et d’un rêve d’avenir. Pour ceux qui ne rêvaient pas de
révolution, la disparition progressive des marges de manœuvre des Etats a
délégitimé les pouvoirs, dissous la démocratie et mis en rage des
peuples épris de souveraineté.
Un cri religieux
La
politique comme puissance subjective, stratégie collective du possible
qui s’inscrivait dans l’Histoire est une invention moderne. Elle est en
train de perdre toute sa substance. Avec la passion politique et
l’espoir révolutionnaire, le besoin de transcendance a pu être
momentanément assuré hors des Eglises.
Aujourd’hui,
ce besoin se reconfessionnalise dans des formes nouvelles, des
religions réinventées dans une exigence morale face au spectacle mondial
de la corruption des pouvoirs, à la marchandisation de la vie et à
l’inhumanité du sort réservé aux démunis.
Le cri des « marges » est aujourd’hui majoritairement un cri religieux. En France, ce qu’on nomme « islamisation de la radicalité » est de cet ordre.
Deux
générations après l’arrivée de leurs grands-pères dans les usines, les
descendants de la main-d’œuvre coloniale, encore et toujours
stigmatisés, se cherchent une voix commune, des repères éthiques face à
l’injustice.
La
reconfessionnalisation essentiellement musulmane de ces jeunes est un
effet de la désagrégation du mouvement ouvrier et de l’isolement dont
ils ont été victimes durant les émeutes de 2005. Leur islam plus
rigoureux que celui de leurs parents est une réponse à la mémoire
familiale du mépris et de la maltraitance sociale. Cet islam fait office
de contre-récit généraliste en lieu et place de la politique perdue.
C’est pourquoi il suscite des conversions dans d’autres milieux et
d’autres histoires familiales.
Mais cette confessionnalisation n’est pas à la racine de la violence. Celle-ci naît de la perte d’espérance.
Depuis
le début du siècle, la montée des émeutes et des affrontements civils
nous dit l’épuisement des formes politiques de représentation inventées
aux XIXe et XXe siècles (Alain Bertho, Le Temps des émeutes, Bayard,
2009). Les révoltes se cherchent désespérément un horizon de possibles.
Ni
les forums sociaux mondiaux initiés à Porto Alegre en 2001 ni Occupy
Wall Street n’ont ouvert cet horizon. Les « printemps arabes » de 2011
comme les mobilisations de 2012-2013 ont été suivis de graves
désillusions.
L’absence
de toute espérance collective écrase les consciences. Les immolations
par le feu qui se multiplient dans le silence médiatique en sont le
signal le plus clair (Annamaria Rivera, Il fuoco della rivolta, Dedalo,
2012).
Un djihad de fin des temps
« If we burn, you burn with us
», avaient écrit les émeutiers sur les murs de Ferguson en 2014 [à la
suite de l’affaire Michael Brown qui vit un jeune Afro-Américain non
armé abattu par un policier de six coups de feu]. La guerre n’est plus
le prolongement de la politique par d’autres moyens. Elle en devient le
substitut.
A
la guerre comme figure sécuritaire du pouvoir après le 11 septembre
2001 répond en miroir la guerre comme une figure possible de la
révolte.
Dans
les deux cas, cette guerre est sans fin, sans stratégie de paix. Elle
veut répandre la peur et convoque toujours la mort. Les jeunes qui
partent en Syrie évoquent souvent le « dégoût » de notre société, la
volonté de ne pas y vivre. Daech leur propose d’aller au bout de cette
volonté, de tuer et de mourir si l’espoir n’est plus de ce monde.
« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme », remarque Slavoj Zizek. « Une autre fin du monde est possible
», lui répond une main anonyme sur un mur français au printemps 2016.
Tel est l’air du temps qui fait les martyrs meurtriers et la force du
message de Daech.
Ce
djihad est un djihad de fin des temps en prise avec les inquiétudes que
nous pouvons avoir sur l’avenir de la planète et de l’humanité. Cette
alchimie terrible ne vient pas d’une terre lointaine ni d’une théologie
atemporelle. Elle opère dans des situations sociales et nationales
contemporaines, en France comme ailleurs. En France, aujourd’hui, plus
qu’ailleurs.
C’est
pourquoi il est sans doute plus urgent de faire face à ce désespoir que
de légiférer sur les habits des femmes ou d’instiller la guerre dans
l’esprit public.
- Cette tribune a été initialement publié dans le quotidien Le Monde
Lire aussi : Olivier Roy : « La mort fait partie du projet djihadiste »
Alain
Bertho est professeur d’anthropologie à l’université Paris-VIII.
Directeur de la Maison des sciences de l’homme Paris Nord, il a
notamment publié Les Enfants du chaos. Essai sur le temps des martyrs,
La Découverte, 2016
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