mercredi 26 octobre 2016

Réflexions sur la révolution longue, par Bruno Della Sudda et Romain Testoris

Lorsque les termes de « révolution longue » ont été adoptés dans le texte de leur congrès de 2000, les Alternatifs ont innové dans le paysage de la gauche radicale. Proposée alors par Michel Fiant, la « révolution longue » se justifiait par l'histoire. Mais elle est aussi inséparable de la naissance du mouvement altermondialiste, celui-ci étant entendu à la fois comme « mouvement des mouvements » et nouveau mouvement d'émancipation. 

L'altermondialisme et la dynamique des forums sociaux ont poussé à s'interroger sur la révolution elle-même -processus davantage que simple rupture-, sur la stratégie révolutionnaire -sous l'angle de l'autogestion-, sur le projet de société -celui d'une nouvelle synthèse émancipatrice fondée pour nous -et sans s'y réduire- sur « le rouge et le vert ». 


1. La révolution russe d'Octobre 1917 a représenté le modèle de la révolution victorieuse. Avec l’effondrement des pays qui s'en réclamaient, l'événement majeur du XX° siècle finit par un désastre.. C’est non seulement l’échec d’une aventure mais aussi la fin de la révolution définie comme événement-coupure avec avant et après clairement définis. « Du passé faisons table rase » ? Est-ce la révolution dont il faut faire table rase ? Non : la révolution de notre temps, celui du capitalisme mondialisé, doit être défendue, -d'autant plus, crise globale oblige, qu'il n'existe plus d'espace pour le réformisme- mais elle doit aussi être inventée (1) 

2. Mais il faut distinguer la période révolutionnaire de la contre-révolution stalinienne. Ces réflexions portent sur la période révolutionnaire, jusqu’au moment où le pouvoir de l’appareil stalinien est établi. Cette période peut être qualifiée de révolution bloquée ou de transition. La cuisinière n’a pas gouverné l’Etat, la révolution permanente s’est figée, le pouvoir des soviets est devenu rouage de l’Etat bureaucratique. Au début des années 20 la foisonnante auto-organisation de la société russe s’est éteinte. La démocratie a disparu. 

 3. La majorité conquise dans les soviets ouvriers, les bolcheviks prennent l’initiative, d’abord au bénéfice du mouvement révolutionnaire. Très vite ils se substituent aux soviets et aux masses. Le jeune Trotsky s’écriait en 1904 dans « Nos tâches politiques » : « Vive l’auto-activité du prolétariat ! A bas le substitutisme politique ! ». En 1920 il écrit : « Dans cette substitution du pouvoir du Parti au pouvoir de la classe ouvrière il n’y a rien de fortuit ». La révolution se faisait désormais par en haut. Le contexte avait conduit les bolcheviks à concentrer le pouvoir, à supprimer le pluralisme, à précipiter les événements. 

4. Pourtant la tradition issue de Marx n’ignorait pas la longue durée. A commencer par Marx : « Nous disons aux ouvriers : vous avez quinze, vingt, cinquante années de guerres civiles et de luttes populaires à traverser, non seulement pour changer les conditions, mais pour vous changer vous-mêmes et vous préparer vous-mêmes au pouvoir politique. » (2). Et Trotsky : « Pour nous communistes la révolution ne s’arrête pas après telle ou telle conquête politique, après telle ou telle réforme sociale, mais se développe plus avant et son terme est représenté par la société socialiste. » 

La dialectique qui s’est mise en marche entre la politique révolutionnaire du sommet et le chaos d’une société qui se désagrégeait, personne ne l’a maîtrisée ; les violences, celles du haut comme celles du bas, ont tout de suite débordé les mesures nécessaires de défense révolutionnaire. La NEP amorce une nouvelle voie ; Lénine a compris qu’il faudra du temps et de la patience ; mais elle reste marquée par le communisme de guerre ; en même temps c’est la fin des discussions libres dans le parti bolchevik ; et rien n’est fait pour restaurer la démocratie des soviets. (3) 

5. Tenir compte de ce tragique échec exige de poser la question : comment faire la révolution sans détruire la société ? Ce n’est pas une naïveté mais une exigence morale. Le fait de n’avoir aucun doute sur la capacité des classes dominantes à déclencher les pires violences pour garder leur pouvoir ne nous dispense pas de réfléchir aux moyens de gagner l’hégémonie qui les en empêchera. 

 La révolution doit donc être conçue comme un processus de longue durée, une conquête de l’hégémonie permettant d’arracher les biens communs aux intérêts privés, une politique d’alliances construisant un rapport de force qui rende possible l’offensive ; ce processus inclut les ruptures dont la dialectique constituera le saut qualitatif hors du capitalisme. 

Cette « révolution longue » englobe le temps de la démocratie, c’est-à-dire le temps des débats, des décisions collectives, qui n’exclut pas les remises en cause et les reculs. Ni invisible ni graduelle, la révolution longue ne sera pas non plus l’extension progressive d’enclaves autogérées. Sans renoncer à la prise du pouvoir, la révolution longue n’en fait pas un préalable ni son tout mais un de ses moments, le moment de la rupture avec l’Etat de classe. Et la dualité des pouvoirs sera le moment décisif où se constitue le pouvoir populaire autogestionnaire. 

6. La révolution longue doit s’attaquer non seulement à l’exploitation capitaliste mais aussi à l’aliénation. Elle a pour objectif une nouvelle civilisation fondée sur l’universel concret. S’il faut du temps pour mettre en places des logiques sociales échappant à la dictature du profit, il en faudra davantage pour construire une vie nouvelle. D’autant que la disparition de l’Etat de classe ne signifie pas l’absence d’institutions, sans lesquelles aucune société ne peut durer. La révolution prend alors une dimension anthropologique qui s’articule à la politique et la dépasse. 

7. La réflexion théorique doit servir à comprendre le présent. Depuis 2008 le capitalisme mondialisé est entré dans une crise structurelle, globale, systémique, multidimensionnelle. En 2010 un nouveau cycle de luttes et de révolutions a commencé en Tunisie et en Egypte pour s’étendre dans plusieurs pays d’Europe et avoir des échos au Chili, en Turquie, au Canada, au Sénégal ou en Ukraine… 

 Là où elles ont été insurrectionnelles, ces révolutions refusent le retour à l’ordre d’une légalité qui ne reprend pas en compte leurs exigences. Affrontant de dures répressions, parfois sanglantes, elles dépassent leurs causes initiales et remettent en cause l’ordre social dans son ensemble. Elles nous enseignent -et c'est ce que disent aussi de nombreux observateurs des révolutions arabes tels que Gilbert Achcar ou Gus Massiah- que le temps des révolutions est un temps long, non linéaire, où les ruptures ne sont pas irréversibles. 

8. Enfin, la réflexion sur la révolution longue est inséparable d'autres réflexions : celles qui portent sur le projet alternatif et la stratégie autogestionnaire. Tout se tient et c'est cette articulation que nous soumettons à la réflexion de la gauche critique et de la gauche alternative.

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(1) Texte de congrès des Alternatifs : partie « Une révolution à inventer », Paris, 2000 

(2). 15 septembre 1850 

(3). Cette expression de « communisme de guerre » est un oxymore tragique. « Le libre développement des individualités » de Marx , l’émancipation sociale, y est écrasée sous le poids de la guerre civile. 

- Cet article a été publié initialement dans Rouge et Vert, le journal des Alternatifs, en date de juin 2014

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