samedi 4 mars 2017

Nouveaux défis pour l'altermondialisme, par Bruno Della Sudda et Guy Giani (août 2015)

Les conditions d’émergence, au tournant du siècle, de l’altermondialisme, ce mouvement des mouvements, sont décisives pour en saisir l’importance et la dynamique. 

Trois concomitances peuvent être relevées. En premier lieu, le mouvement surgit dans une phase d’internationalisation-globalisation du capital aussi importante que la première grande internationalisation du début du 20e siècle. 

La première appellation de mouvement antimondialisation (à l’occasion de la manifestation de Seattle en 1999) reflète bien ce lien. Le mouvement se construit d’abord en s’opposant. 

En second lieu, le mouvement se structure alors dans une phase de profonde transformation des sociétés capitalistes. Au centre, le capitalisme libéral se réfère de plus en plus à l’autonomie des salariés, fait appel à leur initiative, à leur créativité et à leur capacité de coopération (Boltanski et Chiapello, 1999). Les multinationales se structurent en réseaux planétaires. 


Le pouvoir politique de l’État-nation est assez largement supplanté par celui des grandes organisations internationales, des structures régionales de type Union européenne et des réseaux économiques transnationaux. Les vieilles structures de lien et de contrôle social résistent ou s’adaptent difficilement au désir d’individuation qui se manifeste maintenant au sein de différents groupes sociaux (Corcuff, 2002). 

Le sentiment d’appartenance qui passait auparavant essentiellement par la médiation de classe est devenu multiple : la classe entre en résonance avec le genre, l’orientation sexuelle, le mode de vie, l’origine culturelle… 

Enfin, à la périphérie, de nouvelles puissances régionales émergent dans lesquelles la valorisation croissante du capital va de pair avec l'extension de la classe ouvrière et du salariat, de même que la constitution de véritables groupes sociaux intermédiaires. 

Dans le même mouvement, les guerres impériales entraînent paupérisation, bidonvillisation, migrations de masse et nouvel élan des contestations populaires. Ces dernières se traduisent parfois par l’arrivée au pouvoir de gouvernements ouvertement antilibéraux et anti-impérialistes, en particulier en Amérique indo-afro-latine pour reprendre l'expression de Franck Gaudichaud (2013). 

Enfin, le mouvement prend son envol en ce début de XXI° siècle dans une phase de crise de la représentation politique et de décomposition avancée des forces politiques antisystème, tout au moins au centre de celui-ci. 

Le mouvement communiste a été laminé par le repoussoir qu’a constitué l’URSS puis par l’effondrement des sociétés bureaucratiques de l’est de l’Europe. La vieille social-démocratie et la majorité des partis verts sont engluées dans le social-libéralisme plus ou moins teinté d’écologie, la notabilisation et la carriérisation. Ces organisations se sont transformées en une sorte de « marché politique » imparfait où les différentes entreprises concurrentes cherchent à accumuler le maximum de ressources pour occuper les positions les plus prestigieuses. 

Le modèle partidaire traditionnel lui-même, de type pyramidal, toujours en vigueur y compris dans la gauche antilibérale et à l’extrême gauche, s’accommode mal des aspirations plus égalitaires des nouvelles couches salariées et se situe presque à l’opposé des pratiques d’auto-organisation et des modes d’organisation autogestionnaires d’une partie significative du mouvement altermondialiste. 

Une palette de contestations aux frontières imprécises

Le mouvement altermondialiste est multiforme et d’une très grande diversité politique et idéologique : cette double caractéristique originelle s’est encore accentuée au fur et à mesure de son élargissement et de son extension géographique dans de nouvelles régions du monde depuis 1999. 

Le mouvement altermondialiste exprime cependant l’émergence d’une sorte de conscience politique mondialisée partiellement homogène. Il embrasse l’essentiel des questions qui sont aujourd’hui posées à l’échelle planétaire par le capitalisme globalisé et en ébauche une nouvelle synthèse. 

Cherchant le plus souvent à être actif plutôt que réactif, il parvient parfois à dévoiler la mise en oeuvre de projets élaborés dans la plus grande discrétion, jouant alors un rôle de veille citoyenne grâce à sa capacité d’expertise et la rapidité de sa mise en mouvement. C’est ce qui s’est produit, il y a quelques années avec l’accord multilatéral sur l’investissement (AMI), élaboré dans le secret des cercles de pouvoir et première tentative de libéralisation internationale des services, mort-née à la suite de la mobilisation de réseaux altermondialistes et de l’émotion qu’elle a entraînée (1998) 

On retrouve aujourd'hui, quinze ans plus tard, une mobilisation citoyenne et altermondialiste, porteuse de critiques similaires sur le projet TAFTA. Il est difficile de déterminer avec précision les contours du mouvement altermondialiste. 

Eddy Fougier (2004) propose une catégorisation du mouvement altermondialiste qui s’appuie sur des critères objectifs. Seraient altermondialistes les organisations membres du conseil international du Forum social mondial, celles qui ont fait partie du comité d’organisation d’un contre-sommet ou encore celles qui participent à des forums sociaux ou à une campagne internationale. 

Lui-même relativise cette proposition. En effet, Amnesty International, par exemple, a participé à plusieurs forums sociaux et a fait partie du comité d’organisation du contre-G8 d’Évian (2003). La Confédération internationale des syndicats libres, la Confédération européenne des syndicats ou la Fédération internationale des droits de l’homme sont membres du conseil international du FSM. 

Mais les diverses organisations à l’échelle nationale, régionale ou locale, de ces confédérations et fédérations syndicales ou associatives internationales se vivent-elles véritablement comme altermondialistes ? On pourrait multiplier les exemples justifiant une telle interrogation. 

L’objectivisme dans le choix des critères de classification aboutit à faire de l’altermondialisme un vaste fourre-tout oecuménique et à relativiser sa portée émancipatrice. Il permet cependant d’avoir à l’esprit que certaines mobilisations altermondialistes sont des succès parce qu’elles sont appuyées par de grandes centrales syndicales institutionnalisées qui souhaitent et/ou ont intérêt à s’inscrire dans cet espace. Il semble plus pertinent de retenir un critère plus subjectif comme outil de délimitation. 

Peuvent être considérées comme altermondialistes, les organisations qui se considèrent elles-mêmes comme telles et qui font explicitement référence aux slogans « Le monde n’est pas une marchandise » et « Un autre monde est possible », symboles clés du mouvement qui expriment en positif l’articulation contestation/proposition au-delà du simple rejet de l’ordre du monde tel qu’il est aujourd’hui. 

Traduction pratique : ces organisations doivent intégrer régulièrement l’agenda altermondialiste à leur propre agenda politique. Il y a bien cependant une difficulté réelle à tracer les frontières de l’altermondialisme. 

Cela traduit sans doute une organisation diffuse du mouvement, plus souple que celle des précédents mouvements de contestation du capitalisme, notamment le mouvement ouvrier. Une organisation en réseau qui est sans doute à la fois une force dans la guerre de mouvement et une faiblesse dans les affrontements de position. 

Par souci de compréhension de la configuration du mouvement et de ses domaines d’intervention, on peut esquisser trois grands types de structures participantes : 

1) les mouvements sociaux du type mouvements paysans, mouvements indigènes, syndicats de salariés les plus radicaux, mouvements pour les droits des femmes et contre les stéréotypes de genre, organisations de lutte contre le chômage, la précarité et l’exclusion (les sans droits et les No Vox) ou encore les organisations de défense des consommateurs et/ou d’alterconsommation 

2) les ONG et associations dont le domaine d’intervention se situe d’emblée fréquemment à l’échelle internationale : défense de l’environnement , lutte contre le réchauffement climatique ou contre les gaz de schiste et promotion de l’alter-développement, droits humains et lutte contre le racisme et la xénophobie, solidarité internationale et luttes pour les réparations, commerce équitable ; 

3) les organisations de vigilance citoyenne qui avaient joué un rôle essentiel sur l’AMI et prolongent cet engagement contre le TAFTA et qui interviennent notamment sur la dette, les institutions financières internationales, l’OMC, les compagnies pétrolières, les producteurs d’OGM, de jouets, d’habillement mais aussi sur la critique des médias de masse ; 

4) il faut ajouter, pour compléter et enrichir cette typologie, les structures politiques. La charte du FSM leur en ferme formellement la porte, mais dans presque tous les pays, et de manière diverse et parfois conflictuelle, des partis écologistes à la gauche radicale en passant par une partie de la social-démocratie et des partis communistes, la gauche au sens le plus large est présente. 

Quand celle-ci occupe d’importantes positions institutionnelles – et c’est surtout cette caractéristique qui est visée dans la dite charte – une mise à distance formelle salutaire s’effectue. Mais sa présence est bien visible comme on l’a vu dans toute la jeune histoire des FSM. 

Une dialectique féconde peut en résulter, malgré les problèmes posés : le mouvement altermondialiste n’est pas étranger à l’arrivée de la gauche au pouvoir et au basculement politique en Amérique du Sud. 

Dans cinq pays de cette région du monde emblématique, il existe un lien direct ou indirect entre celui qui est à la tête de l'Etat et le mouvement altermondialiste, les cinq étant présents au meeting de Belem aux côtés de composantes altermondialistes (2009). De plus, Evo Morales était un militant syndicaliste et altermondialiste avant son élection en Bolivie. 

Enfin, les manifestations d’ouverture du FSM donnent toujours à voir le prodigieux kaléidoscope de l’altermondialisme : l’extraordinaire diversité des cortèges, banderoles et drapeaux témoigne de la participation au mouvement altermondialiste de toutes celles et tous ceux qui font vivre l’ensemble des contestations globales ou sectorielles du capitalisme. 

Nouvelles formes et nouvelle culture politique 

Le mouvement altermondialiste est à la fois un réseau de réseaux, un mouvement des mouvements ou encore une mobilisation de mobilisations dont le fonctionnement rompt avec celui de la démocratie représentative. 

On voit d’ailleurs mal comment le conseil international du FSM par exemple, pourrait fonctionner sur ce mode alors que certaines organisations syndicales représentent des dizaines de millions d’adhérents, Via Campesina environ 60 millions et les Amis de la Terre quelques milliers tout au plus. 

Le fonctionnement adopté est celui du consensus, c’est-à-dire une démocratie de palabre visant à dépasser les positions antérieures, avec l’implication de toutes les organisations, petites et grandes, dans une relative égalité. Un mode de fonctionnement qui s’apparente donc à la démocratie délibérative directe. 

Christophe Aguiton (2003), figure française du mouvement, précise cependant que ce consensus se construit d’abord en tenant compte des composantes les plus importantes du réseau. 

Ce fonctionnement, exigeant pour les individus et qui donne du poids aux plus impliqué-e-s, rompt aussi partiellement avec la démocratie délégative des porte-parole. En cela, il est porteur d’auto-émancipation pour les participant·es qui renouvellent en permanence des éléments de leur culture politique et renforcent leur qualité de sujet agissant. 

Le mouvement altermondialiste remet en cause, par sa pratique, le primat des partis et les relations autoritaires et/ou manipulatrices entretenues par le mouvement communiste, la social-démocratie et l’extrême gauche avec le mouvement syndical et associatif ainsi qu’avec les mouvements féministes et jeunes ; ce type de relations est encore entretenu aujourd’hui, dans une moindre mesure, par les partis Verts avec les associations de défense de l’environnement. 

Les formations politiques constituées, présentes comme on l’a vu, ne sont d’ailleurs pas associées aux structures décisionnaires du mouvement des mouvements. Attitude de défiance largement compréhensible et justifiée, mais aussi expression d’une volonté d’autonomie et de reconstruction par le bas d’oppositions à la domination du capitalisme. 

Cette volonté d’initiative autonome et immédiate comme force en mouvement est particulièrement présente dans les franges les plus radicales du mouvement, fortes consommatrices de fonctionnement en réseau affinitaire et pratiquant parfois le « Do it yourself » : villages alternatifs d’Annemasse lors du contre-sommet du G8 d’Évian, zones autonomes temporaires durant les contre-sommets en général et surtout zones libérées permanentes au Chiapas, contrôlées par l’EZLN, une « armée différente des autres car elle se propose de cesser d’être une armée », dit le sous-commandant Marcos. 

Si l’EZLN et son leader charismatique sont très populaires dans une partie importante du mouvement altermondialiste, ce n’est pas seulement comme symbole politique mais aussi parce que leur lutte a permis la construction de nouveaux espaces de contre-pouvoirs. 

En proposant d’autres formes d’organisation sociale, ici et maintenant, la frange radicale du mouvement altermondialiste reproduit en partie ce qui avait déjà existé au sein du mouvement alternatif allemand dans les années 1980. Mais elle donne un caractère plus dynamique à ces expériences, plus susceptibles de s’incruster dans la mémoire collective car elles s’inscrivent dans des moments de lutte et d’effervescence sociale. 

Autre élément important, le fait que le mouvement, prenant en compte le statut nouveau de l’individu soucieux de s’autonomiser, s’inscrit en rupture avec la figure imposée du « nous contraint », du collectif envers et contre tout propre aux organisations du vieux mouvement ouvrier. Il est porteur d’un nous choisi, moins mécanique, capable de frapper fort mais qui, sollicitant plus fortement l’implication personnelle, est plus tributaire des variations de cette implication et susceptible d’entraîner une certaine fragilité collective. 

Enfin, le fonctionnement en réseau déjà évoqué, est renforcé par le rôle d’un réseau particulier. On sait en effet qu’Internet pèse considérablement sur les modes d’action mais aussi sur les modes de décision de tout ou partie du mouvement. 

Les critiques de la démocratie électronique sont d’ailleurs très présentes et souvent plus rudes à l’intérieur qu’à l’extérieur du mouvement. Il est vrai que l’opacité dans les processus qui conduisent à la prise de décision est favorisée par l’utilisation d’Internet : les groupes impliqués ne sont pas toujours clairement identifiés et le risque de prise de décision parallèle, par quelques individus court-circuitant l’ensemble d’un groupe, est bien réel. 

Y a-t-il un projet et une stratégie altermondialistes ? 

La remise en cause de toutes les oppressions et de toutes les dominations irrigue les différentes composantes du mouvement qui s’enrichissent mutuellement et peuvent ainsi s’approprier des angles de vision de la lutte contre le capitalisme qui n’étaient pas nécessairement présents dans leur réflexion et leurs pratiques initiales. On assiste ainsi à un tourbillon universalisant qui renforce le mouvement. Cela suffit-il pour que l’altermondialisme soit en mesure d’ébaucher un projet politique alternatif à la domination du capital ? 

Les propositions faites par ATTAC dès 2007 qui couvrent tout le champ politique et s’apparentent à un programme ainsi que les « Trente propositions pour un modèle global alternatif » du Centre pour l’innovation sociale en Catalogne, semblent en exprimer la volonté. 

La même année, Bernard Cassen, ex-président d’Attac, encore influent au sein du mouvement altermondialiste souhaitait « l’élaboration progressive, au niveau mondial, d’un corpus d’analyses et de propositions de plus en plus largement partagé par les acteurs sociaux ». 

Le manifeste d’Attac, les propositions des altermondialistes catalans, les souhaits de Bernard Cassen ainsi que d’autres tentatives issues du mouvement, actuelles ou plus anciennes, vont alors dans le même sens : se substituer de fait au travail collectif d'élaboration que devraient mener les organisations politiques favorables au changement politique et social mais que, trop sclérosées pour la plupart, elles ne parviennent plus à mener, en particulier en Europe. 

Cependant, l’élaboration d’un projet politique implique « une synthèse généraliste » qui ne peut être la préoccupation première d’une structure associative ou syndicale et qui est qualitativement différente d’une simple juxtaposition de diverses revendications ; elle exige des perspectives globalisantes, une colonne vertébrale et doit constituer une perspective pour l’humanité, à l’image de ce qu’a produit le mouvement communiste et révolutionnaire dans une phase de l’histoire aujourd’hui close. 

La maturation altermondialiste qui s’affine dans les moments de confrontation, dans les combats qui modifient la conscience collective du mouvement et la perception qu’il a de lui-même, a atteint un certain niveau. Mais elle est sans doute encore insuffisante pour que ce projet puisse prendre corps et soit porté par des forces sociales capables de l’imposer comme projet alternatif. 

Cela doit être mis en relation avec le fait que la majorité du mouvement altermondialiste se méfie alors de l’idée de projet global, voire s’y oppose. Cette même majorité ne souhaite pas une transcroissance du mouvement en une nouvelle internationale tant le modèle des précédentes apparaît comme un repoussoir. 

De nombreux réseaux, des figures altermondialistes, modérées ou radicales, se montrent en effet sensibles à l’idée qu’il est possible de « changer le monde sans prendre le pouvoir », selon le titre du livre de John Holloway (2008). C’est en effet une question essentielle en rapport étroit avec les choix stratégiques de l’EZLN, mentionnés plus haut. 

A cette étape, deux conceptions différentes traversent le mouvement altermondialiste. La crise qu’a connue Attac-France en 2005-2006 était en partie liée à l’affrontement entre ces deux conceptions. 

D’une part, une conception horizontaliste, porteuse d’une logique de contre-pouvoirs qui, majoritairement, n’envisage pas de poser le problème du pouvoir tout en mettant en question la légitimité du capitalisme à orienter le présent et l’à-venir de nos sociétés. Chico Whitaker, Candido Grzybowski, initiateurs du FSM et surtout le zapatisme, de même que plusieurs mouvements radicaux d’inspiration libertaire sont alors partisans de cette orientation. Selon Naomi Klein, ces « espaces libres » – en fait des territoires autogérés – deviendront « un contrepoids efficace à l’État du simple fait de leur existence ». 

Cette perspective – qui n’est pas partagée par l’ensemble de celles et de ceux qui sont favorables à une conception horizontaliste de l’altermondialisme – a le mérite de reconsidérer les moyens et les fins de l’action révolutionnaire. Au-delà de la question du projet, elle préfigure une réflexion stratégique qui, à ce stade, n'est cependant pas encore assumée ou réellement organisée dans le mouvement , elle n'apparaîtra que plus tard. 

Et on est loin d'une véritable stratégie autogestionnaire car cette perspective n’intègre pas la logique des contre-pouvoirs au sein d’un processus de « révolution longue » dans lequel, à des rythmes et sous des formes nécessairement variés, se construit l’hégémonie politique de la majorité contre la dictature de la minorité possédante, des États bourgeois et des nouveaux instruments planétaires de domination. 

D’autre part, une conception visant à reconstituer une opposition partidaire à gauche en s’appuyant sur les expériences gouvernementales sud-américaines menées notamment en Bolivie et surtout, à ce moment-là au Venezuela « chaviste  Bernard Cassen et, d’une autre manière, Walden Bello en sont alors les individualités les plus représentatives, ensuite rejoints par une partie des écologistes radicaux, convaincus de l’existence d’une relation étroite, voire d’une causalité, entre le productivisme capitaliste et l’accélération du développement transnational des échanges de biens et de services. L’International Forum on Globalization, un des réseaux les plus importants, s’inscrit dans cette perspective. 

Mais, si on ne peut que comprendre – et dans certains cas approuver – le protectionnisme agricole et industriel des pays de la périphérie, nécessaire pour élever le pouvoir d’achat des classes populaires et faire face à la densité du tissu industriel des pays riches, on ne peut en faire une stratégie politique, sous peine de généralisation des oppositions entre prolétariats nationaux et de concurrence écologique entre espaces régionaux. 

La mondialisation des possibilités de mise en relation des êtres humains, produit de la mondialisation des échanges, est une potentialité d’émancipation humaine, sans équivalent historique, car elle ouvre de nouveaux horizons et accélère la mise en commun des savoir-faire et des univers culturels. Elle ne doit pas être freinée sous prétexte de sauvegarde des territoires, comme le voudrait le souverainisme d’inspiration populiste et écologiste parfois présent au sein du mouvement altermondialiste. 

Cette sauvegarde, dont la nécessité est souvent bien réelle, passe d’abord par une appropriation sociale de ces territoires, une mise en relation des luttes, en rupture avec les logiques de privatisation et de mise en concurrence des régions et espaces régionaux. 

Mais si la mise en cause de la logique actuelle des rapports sociaux capitalistes peut passer par des luttes où s’impose la préservation des territoires, elle ne peut se réduire à une logique de préservation. 

Des éléments substantiels de projet, qui s'agrègent les uns aux autres en lien avec  l'élargissement continu du FSM sur le plan géographique et thématique, existent bel et bien, renforcés par de nouvelles interrogations à partir des effets de la crise de 2008. Mais personne au sein du mouvement altermondialiste n'a la prétention de considérer qu'il s'agit d'un projet achevé. 

Et ces nouvelles interrogations, à la faveur de la crise systémique et multi-dimensionnelle ouverte en 2008, porteront, comme on va le voir, sur la stratégie du mouvement : une évolution importante de l'altermondialisme en perspective. 

Un nouveau mouvement d’émancipation 

C’est l’ambition implicite ou explicite de certaines des composantes du mouvement altermondialiste. 

Le mouvement des mouvements pose d’abord, en actes, une critique des formes d’organisation traditionnelles du mouvement ouvrier, une critique de sa structure pyramidale qui est aussi celle de nombreux mouvements ayant inscrit leur action dans le sillage de celle du mouvement ouvrier. 

L’altermondialisme, avec sa forme réseau dominante et son fonctionnement au consensus s’est partiellement transformé en forme alternative à l’ancien modèle du parti guide, à l’échelle nationale comme internationale, dans lequel domine encore, lorsqu’il subsiste, une élite de professionnels, souvent à fort capital culturel et peu « trempés » dans la culture de la classe ouvrière dont ils prétendent pourtant être les porte-parole. 

Le mouvement altermondialiste indique pour les forces politiques attachées à l'émancipation une voie nouvelle : celle du parti-mouvement, dé-hiérarchisé, plus égalitaire. Mais cette forme n’est qu’embryonnaire : elle n’est pas encore inscrite dans une réalité de masse. 

En ce sens, l'altermondialisme est bien porteur d'une nouvelle culture politique : horizontalité, refus des hiérarchies entre ses diverses composantes comme entre les terrains de lutte, limitation de la délégation de pouvoir et de la personnalisation, fonctionnement en réseau, coopération. 

S'ajoutent à cela, de manière explicite l'auto-organisation et, plus ou moins explicite, la référence à l'autogestion. On peut aussi penser, cette fois en négatif, que le mouvement n’est pas encore parvenu à dépasser certaines limites sociologiques et politiques qui constituent un véritable handicap pour la construction d’un nouveau projet. 

En effet, l’altermondialisme, malgré une situation plus contrastée avec l’entrée en scène de l’Afrique et de l’Asie, est encore principalement porté par des hommes – et non des femmes – majoritairement « blancs » et éduqués. Cela ne facilite pas la reconnaissance de l’action des groupes dont l’action se situe en Afrique, en Asie voire en Amérique du Sud – et notamment des groupes composés de femmes – ni celle des membres des groupes opprimés issus de la colonisation et de l’immigration dans les pays riches. Il est encore dominé par des individus qui occupent une position sociale médiane, voire supérieure et qui s’imposent souvent dans les assemblées pour des raisons de maniement du langage légitime. Cela ne facilite pas l’intégration des milieux les plus populaires au Nord comme au Sud. 

Néanmoins, ces limites reculent, en particulier depuis l’évolution polycentrique du FSM et la tenue des FSM de Mumbai (2004) et Nairobi (2007), avec l’extension géographique et thématique des forums sociaux et leur enracinement dans le tissu social à travers les forums locaux. Elles reculent d'autant plus que la tenue du FSM à Tunis, épicentre des révolutions du Printemps arabe, en 2013 et 2015, a permis la jonction avec de nouvelles mobilisations et un processus révolutionnaire , et, en même temps une ouverture , un élargissement supplémentaires et un rajeunissement des réseaux altermondialistes. 

Il dépend du mouvement lui-même que ces limites reculent encore car les raisons objectives d’une telle domination masculine et d’un tel poids du Nord s’amenuisent : le niveau général de formation, notamment celui des femmes, augmente, y compris dans la grande majorité des pays du Sud. 

C’est un atout pour s’opposer aux mécanismes de domination à l’intérieur du mouvement mais aussi pour renforcer les stratégies collectives de lutte contre toutes les oppressions. 

D’autres limites sont prises en compte par certains des animateurs du mouvement altermondialiste. Pierre Khalfa (2008), pointe un des problèmes du fonctionnement en réseau : la faible perméabilité des uns par rapport aux autres qui complique la constitution d’une culture commune. Il en conclut que « la construction d’alternatives ne concernera qu’une partie des forces engagées dans les Forums » et propose des « coopérations renforcées » entre telle ou telle composante du mouvement, composantes qui varieront selon les thèmes. 

Ces propositions sont stimulantes. Mais peuvent-elles permettre de relancer la dynamique des Forums et, au-delà, du mouvement altermondialiste dont la capacité de mobilisation est affaiblie en Europe, et notamment en France ? Elles témoignent d’un constat assez largement partagé : la nécessité, pour le mouvement de retrouver un second souffle en Europe, où il est en panne depuis l'échec du Forum Social Européen d'Istanbul (2010). 

Mais ce second souffle passe-t-il d’abord par un aménagement des formes institutionnelles de l’altermondialisme ? Pierre Khalfa use d’une analogie qui prête à discussion. En effet, on pourrait croire que, comme l’Union européenne, le mouvement altermondialiste se fourvoie faute de « coopérations renforcées ». Autrement dit, il faudrait dégager des majorités opérationnelles pour mettre en oeuvre la politique du mouvement altermondialiste. Or, c’est d’abord l’orientation néolibérale de refondation du capitalisme, mise en oeuvre depuis le début des années 1980, qui cimente l’opposition de la gauche antilibérale à l’actuelle construction européenne. C’est la panne du projet de la gauche qui ouvre des boulevards au projet de reformulation libérale et autoritaire du capitalisme en Europe continentale, après les États-Unis le Royaume-Uni. 

Pierre Khalfa conclut que le problème actuel de l’altermondialisme est « de parvenir à être effectivement un mouvement qui aide à une transformation du monde ». Nous sommes bien là dans le domaine du projet. Les aménagements organisationnels nécessaires, ne suffisent pas. Il ne peut y avoir de mouvement d’émancipation sans construction d’un nouveau projet car le mouvement n’est pas spontanément porteur d’un projet. 

Si des « coopérations renforcées » sont nécessaires, elles doivent d’abord viser à dégager le sens des expériences les plus significatives du mouvement et, plus généralement des oppositions au capitalisme libéral et autoritaire, en tenant largement compte des conditions concrètes dans lesquelles ont lieu ces expériences et ces oppositions. 

De ce point de vue – celui du sens –, un premier élément doit être souligné. Au Sud comme au Nord, parmi les mouvements paysans comme parmi les étudiants, au sein des organisations syndicales ouvrières comme parmi les mouvements de femmes, dans les services publics comme dans le secteur privé, s’exprime une volonté d’appropriation et de maîtrise des luttes par celles et ceux qui sont les premiers concerné ·es, parfois contre les petits appareils politiques de représentation et les porte-parole autoproclamés. 

Cette volonté a un sens du point de vue de l’organisation sociale future souhaitée en filigrane. Celui de l’autogestion contre l’étatisation. Celui de la libre organisation des producteurs et des productrices contre la planification bureaucratique. Celui de l’auto-organisation permanente des groupes dominés. Et celui de la maîtrise entière des services publics par les usagers et les salariés, comme l’ont montré les luttes pour l’appropriation publique de l’eau en Amérique du Sud. 

L’altermondialisme a déjà marqué les esprits. C’est le mouvement d’émancipation le plus important depuis la fin des années 1960 et les grandes contestations politiques, sociales et culturelles qui leur sont associées. En même temps, c’est pour partie un produit/un prolongement de ces années, contenu dans la crise du mouvement ouvrier et qui peut permettre d’en sortir par le haut. Pourra-t-il et saura-t-il se constituer en alternative globale au capitalisme du 21e siècle ? 

Le mouvement ouvrier s’est constitué en alternative globale lorsque la question du renversement du capitalisme est apparue comme faisant partie du champ des possibles, de la Commune à la Révolution russe. 

C’est donc de sa propre expérience – malgré celles et ceux qui veulent l’écrire a priori – que le mouvement altermondialiste tirera – ou ne tirera pas – la force et le degré de son inscription dans l’histoire. Et c’est bien de lui que devrait renaître, dans la conscience des peuples, sous des formes entièrement renouvelées, la question du pouvoir d’orientation de la société par et sur elle-même. 

… et déjà quelques enseignements majeurs.

La toute jeune histoire du mouvement altermondialiste incite à une certaine prudence d’analyse. Pour autant, et indépendamment de son évolution ultérieure, son apport est d’ores et déjà considérable, en particulier pour les autogestionnaires dont il valide, confirme ou approfondit plusieurs propositions et intuitions anciennes. 

D’abord, au travers des pratiques multiformes où se mêlent contestation – parfois radicale – de l’ordre établi et propositions alternatives, il affirme que le changement commence dès maintenant, sans attendre le « grand soir » mythique de la révolution telle que l’a conçu en grande partie l’extrême gauche de l’après 68 en France, en Europe et dans le monde. 

Dans la nouvelle phase ouverte par la crise de 2008 et ses effets, le mouvement altermondialiste va plus loin : il élabore/revisite le concept de transition en le raccordant à la notion de rupture amorcée avec le capitalisme. Au travers des luttes, des mobilisations et des expérimentations menées aujourd'hui, les réseaux altermondialistes donnent à voir ce que peut être un monde post-capitaliste (avant même d'en finir avec le capitalisme). 

Cette rupture, c'est ce que l'altermondialisme appelle la transition démocratique, sociale, écologique , amorcée dès aujourd'hui dans un monde fini. Ensuite, avec la fin de la hiérarchisation des mouvements de contestation – aucun mouvement, aucune structure ne peut prétendre dicter sa loi ou sa conduite aux autres, la coopération horizontale devient la règle, la délégation de pouvoir recule au profit des initiatives et de la mise en mouvement autonome des structures locales – l’altermondialisme entérine la fin du « paradigme rouge », cher à la tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier, qui n’attribuait qu’un rôle secondaire aux autres contestations, notamment le féminisme et l’écologie. 

Simultanément et de manière symétrique, il donne un brusque coup de vieux à la prétention des partis verts, en particulier dans les années 1990, à substituer au vieux « paradigme rouge » un nouveau « paradigme vert » faisant de « l’écologie profonde » à la fois la base explicative des dérives du monde tel qu’il est et le projet alternatif à elle seule, subordonnant à son tour les autres questions, économiques, sociales et démocratiques notamment, à l’écologie. 

Ces éléments sont bien constitutifs d’une nouvelle culture politique qui ne peut qu’interpeller et bousculer les forces politiques existantes, et contribuer à renouveler conceptions, pratiques et programmes. Le mouvement altermondialiste, enfin, trace les contours d’un mouvement d’émancipation de type nouveau pour une double raison. 

En premier lieu, il croise, rassemble et fait s’entremêler les différents mouvements de contestation du capitalisme, alors que l’affirmation des nouveaux mouvements politico-sociaux, depuis la seconde partie du 20e siècle, est passée par une logique de cloisonnement de fait, entre eux d’une part et de séparation d’avec le mouvement ouvrier d’autre part. En ce sens, c’est bien un nouveau sujet politique qui se construit. 

En second lieu, parce qu’il situe d’emblée les problèmes politiques majeurs à l’échelle pertinente : celle de la planète. Il fait ainsi preuve d’une certaine maturité et permet un dépassement partiel des antagonismes nationaux qui ont marqué les luttes de classe dans la période précédente. Cette qualité, à laquelle il faut ajouter une plasticité qui facilite la réactivité, lui avait permis d’organiser, sur proposition faite à l'issue du FSE de Florence, une journée mondiale le 15 février 2005 contre la guerre impérialiste en Irak. Une première dans l’histoire, qui s’ était traduite par de grandes manifestations sur tous les continents, même si cette mobilisation n’a pas suffi à empêcher l’irréparable. 

Ainsi, et sans théorisation excessive, l’altermondialisme réussit à la fois à prolonger , mettre à jour et élargir l’internationalisme prolétarien du mouvement ouvrier. 

Sur le plan géographique, il lui est déjà qualitativement supérieur en ce sens qu’il rassemble, malgré bien des limites, des réseaux citoyens et militants du Nord et du Sud alors que le mouvement ouvrier était essentiellement limité au Nord pour des raisons à la fois objectives – faiblesse de la classe ouvrière dans les pays du sud – et subjectives – importance de l’idéologie coloniale au sein du mouvement ouvrier des pays riches. 

Sur le plan politique, il marque aussi une avancée majeure, car il refuse de fait l’existence d’un centre et d’une périphérie, d’un noyau dirigeant et d’une avant-garde autoproclamée et d’une hiérarchisation des rapports de domination, rompant ainsi avec la part sombre de l’héritage du mouvement ouvrier. 

On ne saurait sous-estimer par ailleurs la capacité du mouvement altermondialiste à apporter lui-même des réponses encore partielles mais positives aux problèmes posés par ses difficultés de fonctionnement, bien réelles, et aux critiques fondées qui lui sont faites – en particulier l’opacité des procédures de décision – au niveau mondial. 

C’est ce qu’indique la tentative de formule polycentrique et d'alternance dans le calendrier entre polycentrisme et lieu unique du FSM. C’est aussi ce que montre avec éclat la déclinaison territoriale, essentielle, de l’altermondialisme au travers des Forums organisés à d’autres échelles que celle de la planète : locale, départementale, régionale, nationale ou continentale selon les cas. 

L’enjeu est de taille : c’est cette déclinaison qui permet l’ancrage au sein des populations et rend possible – sans le garantir – l’élargissement à la fois géographique, social et politique de l’altermondialisme. Ainsi se complètent et se stimulent réciproquement les rendez-vous des contre-sommets (à l’occasion des réunions du G8, de l’OMC, etc.), fondamentaux dans les premières années de l’altermondialisme et qui restent essentiels, et les réunions du FSM et des Forums sociaux territorialisés. 

C’est encore ce que nous dit le nouvel équilibre organisationnel trouvé depuis le cinquième FSM (2006 : Bamako-Caracas-Karachi) et confirmé lors des éditions suivantes du FSM jusqu'en 2015 : les grandes conférences – marquées par le gigantisme, le caractère institutionnel et le caractère passif du public, ont cessé de prendre le pas de manière excessive sur les ateliers plus restreints dans lesquels, à l’inverse, priment à la fois la réflexion collective sur les pratiques et les expériences, et la circulation de la parole, ce qui est décisif pour asseoir la dimension de « démocratie active et autogestionnaire » des Forums sociaux. Du reste, ces ateliers sont explicitement présentés comme autogérés, après le processus d'enregistrement des structures participantes et leur agrégation thématique et géographique organisée par les équipes de préparation du FSM. 

À l’intersection des dimensions organisationnelle et politique, deux éléments apparaissent aujourd’hui comme des acquis du FSM et des Forums sociaux locaux en général : 

- la volonté largement majoritaire de maintenir la conception horizontaliste de ces forums comme des espaces ouverts et inclusifs les plus larges possible, fonctionnant au consensus et sans caractère délibératif, refusant une mutation de l’altermondialisme en nouvelle force politique constitutive d’une nouvelle internationale ; 

- la participation toujours plus importante des mouvements féministes – et une dimension féministe transversale forte en général –, et des organisations écologistes dans leur grande diversité, présentes dès la manifestation initiale de Seattle et celle des forces représentant la diversité culturelle du mouvement altermondialiste – et en particulier sa dimension « indigène » (enjeu majeur en Amérique indo-afro-latine par exemple). 

Le mouvement altermondialiste n’a pas seulement contribué -avant même la crise ouverte en 2008 à délégitimer fortement, sur le plan politique et idéologique, le néolibéralisme et les institutions internationales qui organisent le capitalisme mondialisé. Il a aussi obligé celles-ci comme les gouvernements des riches de ce monde à intégrer dans leurs agendas, même si c’est de manière formelle et sans remise en cause réelle du capitalisme, des thèmes mis en avant par l’altermondialisme. 

On peut penser – sans pouvoir en donner la garantie – que les premiers enseignements tirés de l’activité du mouvement altermondialiste, rapidement évoqués dans les lignes qui précèdent, vont au-delà du statut de meilleur opposant au capitalisme mondialisé. Les prémices d’une construction alternative – projet et formes d’organisation – sont présentes. 

Comme l’a montré Geoffrey Pleyers (2008), l’altermondialisme a mis l’accent sur la nécessité de développer un espace public et une citoyenneté au niveau mondial, alternatifs à la mondialisation libérale, et essentiels pour les mouvements contestataires de ce début de 21e siècle.

Après 2008 et 2010, de nouveaux défis

En Europe, après l'échec d'Istanbul, le mouvement altermondialiste est en panne et aucune édition du FSE n'a été organisée depuis 2010. Cette panne – même si elle a aussi des causes politiques - n'est pas sans lien avec le caractère spécifique dominant de la crise en Europe, focalisée sur la question des dettes souveraines et qui a suscité une très forte mobilisation des élites économiques et du personnel politique européens, bien plus importante que celle dont les forces anti-système, en premier lieu le mouvement altermondialiste, ont mise en oeuvre. 

Cette dégradation des rapports de forces sociaux et politiques a été particulièrement perceptible : on l'a vu à l'occasion des premiers mois de l'expérience Syriza en Grèce :  la solidarité des réseaux européens avec le peuple grec est restée limitée et bien en deçà des nécessités de l'heure. Cette panne européenne a largement alimenté l'idée dans le vieux continent en général et en France en particulier selon laquelle l'altermondialisme serait en recul à l'échelle de l'ensemble de la planète. Cette idée est même assez largement répandue au sein même des réseaux altermondialistes en Europe et des forces politiques, notamment de France, jusque-là plus ou moins partie prenante du mouvement. 

A Tunis, tant en 2013 qu'en 2015, plusieurs de ces forces n'étaient présentes que de manière limitée. Il n'y a pourtant aucun déclin réel de l'altermondialisme, comme le montrent avec éclat la multiplicité des forums sociaux -qu'ils soient généralistes ou thématiques- de par le monde, et le succès quantitatif et qualitatif des deux éditions organisées à Tunis dans des conditions pourtant particulièrement difficiles et la naissance de nouvelles organisations politiques à la suite de mobilisations directement ou indirectement liés à l'altermondialisme (on pense principalement à Podemos, né à la suite du Mouvement des Indignés et dont la figure la plus connue, Pablo Iglesias est issu du mouvement altermondialiste) 

Néanmoins, le mouvement altermondialiste a été percuté de plein fouet, comme l'ensemble des forces associatives et syndicales, des ONG ou des courants politiques qui en sont partie prenante, par la crise de 2008. 

Cette crise est perçue au sein du mouvement comme systémique et multi-dimensionnelle : économico-sociale et financière, écologique, démocratique et géo-stratégique. Et à ce jour, aucune sortie de crise n'est palpable nulle part dans le monde. 

Le capitalisme est certes délégitimé comme jamais et la crise s'aggrave et s'approfondit mais aucune alternative n'émerge encore. La situation chaotique au Proche-Orient et la montée des conservatismes et des droites extrêmes notamment en Europe pèsent lourd dans le paysage. 

Les réseaux altermondialistes, pris séparément et ensemble au sein du Forum Social Mondial, sont parfaitement conscients de ces difficultés. 

De nouvelles questions surgissent : comment passer à la vitesse supérieure pour l'élaboration d'un projet et d'une stratégie permettant de mettre fin au capitalisme ? 

La réthorique critique anticapitaliste est parfois exprimée au sein même des grandes institutions internationales ou même des gouvernements ou des états-majors politiques et donc bien au-delà des acteurs et actrices de la contestation altermondialiste. Mais cette réthorique ne s'accompagne d'aucune réelle remise en cause des politiques publiques à l'échelle des Etats : l'offensive capitaliste néo-libérale, sous la forme des politiques d'austérité, continue dans ce qui ressemble à une course folle et une déconnexion de plus en plus grande entre les sociétés et leur représentation politique. 

Pour le mouvement altermondialiste, l'enjeu est donc de combiner, comme le propose Gus Massiah  les mesures immédiates et les propositions de rupture, celles de la transition : « les nouveaux rapports sociaux se construisent à partir des résistances et de la contestation, par les luttes contre les rapports dominants, la critique intellectuelle et théorique, les pratiques nouvelles qui préfigurent des dépassements des rapports existants » . 

Pour le dire autrement, en montrant que d'autres rapports sociaux, plus égalitaires et coopératifs sont possibles, on prépare la transition entre le monde dominé par la rationalité marchande et celui auquel aspire l'altermondialisme . 

Pour Gus Massiah, cette stratégie met au cœur, au-delà des résistances, la bataille principielle pour l'égalité des droits de toutes et tous, et la conquête de nouveaux droits, et ce à l'échelle mondiale. 

Cette vision stratégique est largement partagée dans le mouvement altermondialiste. Si le rapport de forces face aux oligarchies du capitalisme mondialisé (sont) est très défavorable, les points d'appui existent cependant sur le plan des persectives. 

Ces points d'appui, ce sont les processus de « révolution longue » amorcés fin 2010 puis début 2011 à travers les Printemps arabes -même au creux de la vague aujourd'hui comme en Tunisie ou menacés de grave régression en Egypte- et le nouveau cycle de luttes et de mobilisations dites d' « occupation des places » provoqué en partie par ce processus, en Europe méditerranéenne puis ailleurs dans le monde. Dans ces luttes et ces mobilisations, on retrouve tous les éléments de la nouvelle culture politique déjà à l'oeuvre dans l'altermondialisme. 

Mais cette proximité sur le terrain de la culture politique, aussi essentielle soit-elle, ne permet pas mécaniquement l'existence d'un lien organique entre l'altermondialisme et ces nouveaux mouvements de contestation. La nature même des réseaux, hétérogènes et organisés sans hiérarchie, contribue à la difficulté de créer ces liens. 

Or, la jonction entre les générations qui ont mis en place les réseaux altermondialistes au tournant du siècle et les nouvelles générations qui ont animé ces luttes et ces mobilisations à partir de 2011, est une impérieuse nécessité, ressentie comme telle par les équipes d'animation du mouvement altermondialiste. 

C'est cette jonction qui peut donner des perspectives en terme de projet comme de stratégie aux un-e-s comme aux autres. Tout n'est pas à faire : cette jonction , encore modeste, a commencé à s'établir à Tunis dès le FSM de 2013. Elle s'est consolidée à l'occasion du FSM de 2015 et la tenue du FSM 2016 à Montréal y contribuera fortement aussi. 

Dans une période de crise profonde du capitalisme, qui ne semble entraîner ni réforme significative venue de l’intérieur du système – le paradigme néolibéral n’est pas remis en cause – ni inversion des rapports de force politico-idéologiques, le mouvement altermondialiste entretient le principe d’espérance en parvenant à nous faire imaginer et construire d’autres voies et d’autres vies que celles qui nous sont dictées par la loi d’airain du capital. 

C’est bien à partir de lui, au travers de processus en construction et de sa capacité de jonction avec les processus révolutionnaires et le nouveau cycle de luttes et de mobilisations ouvert en 2010/2011, que devrait renaître, dans la conscience des peuples, sous des formes entièrement renouvelées, la possibilité d’une appropriation sociale des productions de la société par elle-même et pour elle-même. Autrement dit, rien de moins qu’un projet d’émancipation autogestionnaire. 

 Août 2015 

Pour en savoir plus : 

- Aguiton, Christophe (2003) Critique communiste, n° 169-170, été-automne. 
- Attac (2007), Le manifeste altermondialiste, janvier. 
- Boltanski, Luc et Ève Chiapello (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. 
- Corcuff, Philippe (2002), La société de verre, Paris, Armand Colin. 
- Fougier, Eddy (2004), Altermondialisme, le nouveau mouvement d’émancipation ?, Paris, Lignes de repère. 
- Holloway, John (2008), Changer le monde sans prendre le pouvoir, Paris, Syllepse. 
- Khalfa, Pierre (2008), « Problèmes dans (et de) l’altermondialisme ». 
- Pleyers, Geoffrey (2008), « Altermondialisme : essoufflement ou reconfiguration ? », réponse à Eddy Fougier, 21 mars, La vie des idées.fr. 
- Pierre Dardot – Christian Laval - Commun -Essai sur la révolution au XXIème siècle - La Découverte – 2015 
- Massiah Gus – Une stratégie altermondialiste – 2011 - La Découverte

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