mercredi 15 novembre 2017

Autogestion et Révolution longue, par Bruno Della Sudda



Cette intervention a été prononcée le 10 juin 2017 lors de la journée d'étude du Réseau sur l'autogestion et les processus révolutionnaires de notre temps.



Introduction

Il paraît loin le temps où, en continuant de nous réclamer de la révolution, l'usage de ce terme nous rendait très minoritaires et peu compris à gauche.
Mais deux éléments ont fortement contribué à réhabiliter la révolution : d'une part un nouveau et prometteur cycle de luttes et de révolutions à l'échelle mondiale ouvert en 2010/2011, et d'autre part la profondeur de la crise systémique globale qui pour être résolue ne peut trouver de solution dans quelques aménagements du système.

Pour autant, la référence à la nécessité de la révolution exige qu'on en dise un peu plus, suite à l'échec des révolutions anticapitalistes du XX° siècle.
Et, pour notre part, nous ne séparons pas la révolution de l'auto-organisation et de l'autogestion comme pratique, comme chemin et comme but.

Depuis le congrès des Alternatifs tenu en 2000, nous parlons de révolution longue.

Et depuis la fin de la décennie qui a suivi ce congrès, nous prenons le parti de relier la révolution longue et l'autogestion d'un point de vue stratégique.
Au FSM de Tunis (mars 2013), dans le cadre de l'un des ateliers organisés par Rouge et Vert, nous disions que, précisément, une révolution longue se déroulait sous nos yeux, après le processus révolutionnaire amorcé en Amérique indo-afro-latine dans la dernière décennie du siècle passé.

Il est temps d'y revenir, à un moment où chacune de ces révolutions est en difficulté, à un moment aussi où une stratégie autogestionnaire articulée à la révolution longue pose de nouvelles et multiples questions sur le projet alternatif, sur les pratiques politiques et la conception du « parti », sur les modalités d'un pouvoir populaire, notamment.

1 La Révolution est de retour

Repartons de ce qu'il est convenu maintenant dans une partie de la gauche de qualifier de crise systémique et globale.

C'est une crise dont nous avons dit, avec d'autres, qu'elle est à la fois une crise du capitalisme et une crise de civilisation, une crise du sens de la vie en société, bref une crise multiforme, ou si l'on préfère, faite de l'articulation de plusieurs aspects.

Cette crise est économico-financière et ses conséquences sociales sont bien connues (chômage de masse, précarisation aggravée de l'emploi, dégradation des conditions de travail).

Cette crise est écologique et cette dimension de la crise, elle-même multiforme, s'aggrave de manière catastrophique pour l'humanité, en dépit des mesures extrêmement modestes telles que, par exemple, celles de la COP21 en 2015, très en deçà des mesures radicales qui s'imposent pour lutter efficacement contre les dérèglements climatiques.

Cette crise est aussi une crise de la démocratie : la démocratie représentative est à bout de souffle et le télescopage entre sphère financière et sphère politique -et il y a un lien intime entre ce télescopage et la corruption- alimente davantage encore le rejet de la classe politique et l'abstentionnisme électoral, en particulier dans la jeunesse et les milieux populaires.

Cette crise, enfin, est géopolitique : elle traduit le début de la fin de la domination multiséculaire de « l'Occident » sur le monde, avec l'émergence, depuis le début du XXI° siècle, d'un monde multipolaire.

Aucun aménagement de cette crise n'est viable à terme. On peut toujours, certes, faire espérer comme au XX° siècle une solution réformiste mais l'espace du réformisme, considérablement rétracté par la crise, n'existe plus. Cela ne veut pas dire pour autant, loin de là, que les forces politiques favorables au réformisme ou que les prétentions à un capitalisme vert, elles, ont disparu.

Pour répondre à une telle crise, c'est bien une révolution et un projet alternatif qui sont plus nécessaires que jamais et qui sont donc à l'ordre du jour.
Ce projet alternatif devra nécessairement prendre en compte les différents aspects de cette crise.

Et ce projet devra mettre l'autogestion au centre.

Quant à la révolution, on ne peut s'en réclamer sèchement et il faut s'en expliquer : nous sommes, au moins en partie, comptables des échecs qui ont été les siens au XX° siècle, comme tous ceux et toutes celles qui ont pu, dans leurs différentes variantes, se réclamer du socialisme et du communisme.
Une pétition de principe ne suffit pas.

Il est donc de notre responsabilité de développer une réflexion qui porte à la fois sur les raisons des échecs passés -et le centenaire de la Révolution d'octobre devrait y contribuer-, sur les exigences émancipatrices des mouvements sociaux actuels et sur les possibilités réelles de transformations radicales portées de manière contradictoire par l’évolution du capitalisme mondialisé.

Précisément, ce qui se déroule dans le monde depuis 2010/2011, nous conforte dans l'exigence de redéfinir la révolution sur la base de ce qui s'exprime dans ces luttes et ces révolutions, appelées « mouvement des places » sous diverses déclinaisons. De Tunis au Caire en passant par Madrid ou Barcelone mais aussi Québec, Tel Aviv ou Kiev, les mêmes exigences, les mêmes aspirations sont mises en avant à une échelle de masse : refus de la délégation de pouvoir, des hiérarchies et de la personnalisation, auto-organisation et démocratie réelle, combinaison du refus des politiques austéritaires et de la corruption. Dans ces luttes et ces révolutions, une nouvelle culture politique s'affirme, déjà en germe au travers de l'altermondialisme. Le refus de la violence et des pratiques autoritaires, l'horizontalité et la non-hiérarchisation des différents terrains de lutte sont associées aux pratiques d'auto-organisation. On peut y ajouter le choix des solidarités et de la coopération, comme alternatives à la concurrence de tous contre tous.

2… Mais c'est une révolution longue

Dans la mémoire collective, révolution est le plus souvent synonyme de fulgurance et de violence. En réalité, et la Révolution française amorcée en 1789 et d'une durée d'une dizaine d'années nous le rappelle, l'idée de fulgurance est fausse.

Quant à la violence, très clairement repoussée par les luttes et les révolutions depuis 2010/2011, elle pose d'autres problèmes majeurs qu'on ne peut développer ici, et cela correspond en effet à la réalité des révolutions du passé (et donc moins nettement celles du présent).

De manière classique et en particulier dans la tradition communiste ou d'extrême-gauche, on se représente Octobre 1917 comme une fulgurance : ce n'est pas l'objet ici mais cette représentation est largement discutable.
Car de manière générale, l'histoire du passé comme celle qui se fait sous nos yeux nous montre que les révolutions sont bien des processus, étirés sur plusieurs années et parfois bien davantage.

C'est le cas des révolutions qui ont suivi celle de 1789, bourgeoises et populaires, puis anticapitalistes, c'est aussi le cas des révolutions anti-coloniales -et donc anti-impérialistes- du XX° siècle dont le processus ouvert en 2010 constitue la troisième phase.

C'est ce qui fonde pour nous, autogestionnaires, -et en cela nous distingue des courants d'extrême-gauche, trotskystes compris- la notion de révolution longue, comprise comme processus.

Précisons immédiatement que ce processus ne signifie nullement une sorte de long fleuve tranquille et l'illusion d'un possible contournement -de type réformiste- des affrontements de classe et des ruptures anticapitalistes ou encore d'une accumulation de mesures législatives censées déboucher d'elle-même sur un changement global (cette illusion du contournement ou de la simple accumulation est présente dans la thématique de la révolution citoyenne).

On peut ici reprendre l'hypothèse, déjà formulée et travaillée du temps des Alternatifs, que cette révolution longue sera une suite de phases complexes, un processus cumulatif de ruptures partielles, non-linéaire, combinant des dimensions diverses et en particulier démocratiques et sociales.

Et parmi ces ruptures, on peut imaginer que l'une d'entre-elles sera un basculement vers la transition de la société autogérée : celle de la rupture avec la domination de la propriété capitaliste.

Un processus non-linéaire, cela signifie des avancées brusques, des moments de stagnation ou de glaciation, ce qui n'exclut pas des reculs y compris profonds et annulant une partie des avancées antérieures.

Revenons aux deux cas sur lesquels nous réfléchissons aujourd'hui : la révolution indo-afro-latino-américaine comme les révolutions arabes illustrent notre propos et stimulent notre réflexion, car elles relèvent d'une dynamique émancipatrice globale, à la fois démocratique et sociale.

A quelques décennies d'intervalle, ces deux processus combinent donc plusieurs dimensions, sont faits d'avancées, de stagnation et de reculs.

Les moments de stagnation et même de reculs ne signifient en rien que ces processus sont achevés. La preuve en est, dans le cas arabe, malgré la phase actuelle de stagnation, l'extraordinaire vitalité des mouvements sociaux et le nombre toujours élevé des grèves, en Tunisie -nous le savons- mais aussi en Egypte, nous le savons moins mais Gilbert Achcar nous le montre (1), avec une conflictualité sociale presque aussi élevée en 2015 qu'en 2013 (pic des grèves ouvrières depuis le début du processus révolutionnaire en 2011), et ce malgré le très inquiétant recul de la nouvelle phase ouverte par le coup d'état de Sissi.

3 Révolution longue et stratégie autogestionnaire

Rappelons que si l'autogestion est présente dans tous les processus révolutionnaires du XX° siècle, il s'agit toujours d'une option pratique dans les entreprises ou les territoires, au cœur de ces processus, pour répondre aux problèmes posés par la vacance du pouvoir à différentes échelles et toutes les difficultés que cette vacance entraîne. Ce n'est donc pas une option ou une sorte d'a-priori idéologique.

A ce jour, et c'est un paradoxe, alors qu'on retrouve l'autogestion dans tous les processus révolutionnaires, aucune révolution n’a été délibérément placée a-priori sous le signe de l’autogestion.

Et l'autogestion est, par ailleurs, liée à l'existence d'organes de pouvoir populaire, les conseils sous leurs diverses formes.

Si l'autogestion a reculé dans les références politiques de la fin du XX° siècle, nous savons qu'elle est de retour depuis les années 2000 dans des formes très diverses et en différents endroits dans le monde.

L'articulation entre autogestion et révolution est aussi une réponse essentielle à l'expérience tragique des échecs des révolutions anticapitalistes du XX° siècle : en s'appuyant sur l'autogestion, la construction d'un pouvoir populaire exercé directement par les citoyennes et citoyens, et la vigilance pour que la révolution ne soit confisquée par aucune force politique ou autre prétendant représenter le peuple, sont indissociables et indispensables.

Dans les processus qui nous intéressent aujourd'hui, l'articulation entre autogestion et révolution se vérifie aussi, même si c'est largement passé sous silence en France et en Europe.

Au Venezuela comme au Brésil avec les expériences de budget participatif ou en Argentine avec la dynamique des entreprises récupérées.

En Tunisie, avec l'autogestion communale de Sidi Bouzid en 2013 et les exemples de la palmeraie de Jemna (depuis 2011), des salariés de l'entreprise de telemarketing Optimum group evolution engagés dans la mobilisation pour se mettre en coopérative (2013) ou encore des ouvrières de l'entreprise textile Mamotex (2016).

En Egypte, où plusieurs expériences d'autogestion ouvrière sont mentionnées dès les années 2000 -avant le déclenchement de la révolution en 2011-, d'autres mobilisations prennent le relais à partir de 2011, comme le montre la lutte autogérée des salariés des cinq usines de la papeterie Simo (2013), ou de Tanta Flax and oils dans la chimie (2014).

Ces expériences ne sont probablement pas les seules.

Leur existence valide l'hypothèse d'un lien étroit entre autogestion et révolution longue et cette articulation n'est pas une question secondaire ou tactique : c'est une question stratégique.

La stratégie autogestionnaire s'appuie d'abord sur le déploiement des pratiques et des expériences d'autogestion sur les lieux de travail et d'études comme dans les territoires avec la démocratie active.
Cette stratégie va au-delà de la nécessité de recenser et populariser de telles expériences.

Il faut aller plus loin : viser à leur transcroissance en contre-pouvoir, à la prise en compte même partielle des aspirations autogestionnaires dans les politiques publiques, à l'intégration de l'autogestion au cœur des programmes des forces politiques de la gauche à reconstruire.

Nous faisons le pari que cette stratégie est à la fois celle des processus révolutionnaires de notre temps et qu'elle intègre ainsi pleinement la nouvelle culture horizontale et démocratique de l'altermondialisme et du « mouvement des places ».

En conclusion

Bien des questions sont alors posées par une telle stratégie, absolument distincte de la vision faite de substitutisme et de fulgurance qui a marqué la gauche radicale du XX° siècle.

Deux d'entre-elles viennent à l'esprit : la question de la force politique et celle du pouvoir populaire.

Ce n'est pas le parti-guide ou le parti-Etat dont nous avons besoin dans le cadre d'une telle stratégie, mais bien d'une force politique d'un type nouveau, plus souple, au service des pratiques autogestionnaires et alternatives, et donnant à voir l'autogestion dans son fonctionnement et sa pratique, une force ayant définitivement renoncé aux comportements hégémoniques et au sectarisme, aux pratiques de manipulation ou de confiscation du pouvoir, respectant l'existence des autres organisations et l’indépendance des mouvements sociaux en toute circonstance, rejetant dans sa vie interne toute notion de verticalité, de discipline et de hiérarchie.

C'est ce qui fonde la notion de parti-mouvement.

Car une force politique autogestionnaire et révolutionnaire demeure nécessaire. Non pas pour déclencher des luttes et ouvrir des processus révolutionnaires -qui n'en n'ont pas besoin-, mais pour en être partie prenante, jouer le rôle de synthèse politique généraliste, pour servir de mémoire et de lieu de socialisation populaire, pour défendre publiquement dans la société, les lieux de pouvoir populaire, les luttes,les mobilisations et les institutions une orientation clairement autogestionnaire et révolutionnaire.

Mais aussi pour pouvoir, le cas échéant, mettre en échec les coups de force réactionnaires, en liaison avec les mouvements populaires. Ce parti-mouvement, loin de suivre une ligne autoritaire, aura pour tâche essentielle de construire l’hégémonie autogestionnaire, sans laquelle les mouvements populaires resteront subordonnés à l’idéologie dominante, à la division capitaliste du travail.

L'absence de ce type de force dans les processus révolutionnaires n'est pas un élément anodin : Gilbert Achcar nous dit combien cela a manqué cruellement en Egypte, en désarmant les masses face aux hésitations de la gauche prise en tenailles entre l'armée et les Frères musulmans et face aux tendances contre-révolutionnaires qui ont confisqué la révolution égyptienne entrée dans une phase de reflux profond.

Dans les révolutions du XX° siècle, la question du pouvoir populaire s'incarnait dans les conseils ouvriers. Aujourd'hui, elle se pose en termes nouveaux, plus proches de l'idée de conseils ou de forums citoyens.

Cette question n'a été résolue dans aucun des processus révolutionnaires qui nous intéresse aujourd'hui : les organes de pouvoir populaire n'ont pas émergé ou pas suffisamment, sauf exceptions, dans les révolutions américaines et arabes.
L'expérience négative de la Grèce, avec l'échec de Syriza de janvier à juillet 2015, nous rappelle pourtant qu'il s'agit d'une question essentielle.

Face aux dangers et aux menaces qui guettent tout processus révolutionnaire ou même, comme on l'a donc vu en Grèce, toute victoire électorale de la gauche pouvant déclencher l'ouverture d'une tel processus, nous devons donc s'interroger.

Au-delà de la nécessité impérieuse de fortes mobilisations citoyennes et de grands mouvements sociaux, comment ancrer et développer ces processus révolutionnaires sans une mobilisation citoyenne prolongée et donc sans inventer des lieux de pouvoir populaire ?

Bruno Della Sudda

(1) Symptômes morbides (la rechute du soulèvement arabe), Sindbad/Actes sud (2017)


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