mardi 20 mars 2018

Populisme ou changement de société ? Journée d’études du 24 mars 2018 . Contribution

Plan de la contribution 

- Hostilités au populisme : sont-elles synonymes de défiance envers « LE peuple » ? 
- Opposition entre « eux » et « nous » : à quoi sert l’étude de « la culture du pauvre » ? 
- Mouvements et régimes populistes dans les approches des historiens Laclau : quand le politique perd le nord 
- Des questions essentielles en ces temps d’avenirs incertains des capitalismes 
-  Pistes de travail 

Le débat que nous engageons arrive tardivement à en juger par la rubrique débat-idées du n°2 du Nouveau magazine littéraire en kiosques en février. Simon Blin y commence ainsi le dossier consacré au populisme de gauche: « Ernesto Laclau et Chantal Mouffe inspirent Podemos et la France Insoumise. Plongée au cœur d’une pensée qui a conquis les gauches européennes. » 


Dominique Rousseau poursuit : « Démagogie, avènement d’un chef charismatique, attaque des institutions : l’idéologie populiste remet en cause les cadres démocratiques. » Le même dossier donne enfin la parole à Jorge Lago qui « insiste sur la nécessité de fonder une nouvelle identité politique majoritaire, au-delà de la seule gauche classique. » 

Peut-on mettre sur le compte de la mauvaise foi du comité de rédaction que le populisme intrinsèquement met en question les conquêtes démocratiques et singulièrement les droits des minorités ? 

Rappelons-nous que le contexte est l’incorporation de l’état d’urgence à la législation permanente et que s’annoncent de nouvelles mesures contre les non-nationaux, européens et non-européens – notamment les travailleuses et travailleurs détaché.e.s – ainsi que contre la liberté de s’informer et d’informer – l’Élysée ne cachant pas vouloir mener à son terme la réécriture de la loi sur la presse et les délits de presse. 

Les cadres démocratiques sont remis en cause par les organisations gouvernementales : l’événement est ancien, le 11 septembre ayant été le détonateur ; les exécutifs français successifs rivalisent avec leurs homologues nord-américains et britanniques pour réécrire sans cesse les mesures de protection « de l’État » et toujours plus saper les garanties judiciaires contre les atteintes de la police administrative aux libertés et droits fondamentaux. 

Les oppositions, qu’elles se déclarent ou non « populistes », doivent donc être jugées à cette aulne là aussi et cela sur pièces. Force est de constater que si toutes les oppositions sont à la peine, les populismes le sont plus encore dans leur propension à confondre « peuple » et « État » et à mêler affects et choix politiques : or, dans l’émotion qui naît des meurtres de masse, les hommages aux uniformes et les appels à reconstruire – les contrôles aux frontières, « l’État » et ses pouvoirs régaliens – ne sont que de fausses évidences, qu’ils émanent des exécutifs ou de leurs oppositions. 

Les populismes entendent prospérer en tirant de ces situations de violence l’ultime argument pour que le peuple trouve le chemin rédempteur de l’unanimisme et les suivent en démasquant les exécutifs et leurs poses de père de la Nation. 

Si le débat s’engage tardivement, il doit par conséquent être conduit avec rigueur et ne pas s’arrêter aux déclamations ni aux buzz, ni sonder les cœurs et les esprits : il s’agit de revenir sur les actes politiquement posés, d’établir quelles conceptions politiques sont revendiquées et de prendre parti sur les logiques politiques qui sont actionnées. 

Je souhaite traiter cinq points dans cette contribution à nos travaux du 24 mars. Le premier est l’analyse de l’affirmation « le populisme est attaqué parce qu’il est populaire ». Ensuite, on ne soulignera jamais assez qu’à gauche, borner la critique du capitalisme à l’opposition des « petits » contre les « gros » (et contre le système médiatico-idéologique qui couvre ces derniers) est une nouveauté radicale mais qui ne surgit évidemment pas du néant : pourquoi cette efficacité du procédé ? 

En troisième lieu, le populisme se présente comme idéologie agissante à l’égal de ce que furent le libéralisme politique du 19ème siècle et le communisme au sens de Marx et d’Engels : y a-t-il eu historiquement des mouvements et des régimes qui appuient cette prétention ? 

Quatrièmement, en 2008, dans le feu des confrontations contre les populismes des droites antifiscales et xénophobes, Alain Badiou choisit de publier dans la collection « l’ordre philosophique » des éditions du Seuil la traduction de « la raison populiste » d’Ernesto Laclau qu’avait fait paraître trois ans plus tôt les éditions de la New Left Review : sur quoi cet auteur annonce-t-il faire œuvre de théorie politique et fonder le « post-marxisme » ? 

Cinquièmement, si, comme je le pense, pratique et théorie du populisme de gauche sont une résultante d’échecs politiques et non l’amorce d’une construction politique, quelles questions pendantes faut-il remettre dans le haut du tableau ? 

Hostilités au populisme : sont-elles synonymes de défiance envers « LE peuple » ? 

Trop peu de cercles militants remarquèrent en janvier 2012 la publication, par la collection politique à gauche des éditions bruno leprince, de l’opuscule de Benoit Schneckenburger « Populisme, le fantasme des élites ». L’argument en était cependant alarmant : « le terme de « populiste »… sert tout autant à décrire des mouvements progressistes, depuis la fin du 19ème siècle, que l’extrême-droite européenne. Ne faut-il pas alors voir dans cette confusion la raison d’être d’un concept qui masque avant tout une défiance face au peuple et à la démocratie ? » 

A ne pas polémiquer, nos cercles militants s’exposent à de redoutables régressions comme celles que stigmatise le Nouveau Magazine littéraire. Car de quels mouvements progressistes de la fin du 19ème siècle s’autorise Benoît Schneckenburger ? S’agit-il du courant littéraire des narodkini militant contre les intellectuels russes européanisés et pour une Russie retrouvant l’idéal des communautés paysannes vieilles orthodoxes ? De l’engouement pour l’anti-parlementarisme du général Boulanger ? Du People’s Party américain pourfendeur de la corruption capitaliste mais aussi mouvement anti-urbain et parti rallié au secteur du Parti démocrate prohibant activement les droits des Noir.e.s ? 

Aucun de ces mouvements, opposants aux régimes politiques en place, ne s’est inscrit en positif dans le bouleversement politique qu’opéra la montée du mouvement ouvrier entre l’écrasement de la Commune et la déflagration de la première guerre mondiale. La requalification de ces trois mouvements historiques n’est-elle pas fallacieuse ? Quelle finalité poursuit-elle ? N’est-ce pas de faire de l’hostilité au populisme le marqueur de la « défiance face au peuple et à la démocratie » ? 

L’opuscule est une première étape du brouillage du clivage entre droite et gauche qu’a depuis endossé le courant dirigé par Jean-Luc Mélenchon jusqu’à ce nouveau palier qui voit le Parti de gauche et la France Insoumise revendiquer construire un « populisme de gauche ». 

Opposition entre « eux » et « nous » : à quoi sert l’étude de « la culture du pauvre » ?

En 1957 paraissait « la culture du pauvre –étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre » de Richard Hoggart où on peut lire notamment : « C’est leur manière propre d’appréhender le monde qu’expriment les classes populaires lorsqu’elles opèrent une séparation tranchée entre « eux » et « nous »… En politique, les classes populaires sont, dans leur masse, portés à un réalisme à courte vue qui leur fait dire que « ça ne changera rien à la vie de tous les jours » - « La politique ça ne sert rien » - «  Moi je ne fais pas de politique ». Sur ce thème on n’est jamais en peine d’exemples. Il y a bien sûr des exceptions et l’on peut parler d’une politisation à éclipses de larges couches de travailleurs… Ils ont bien sûr leur « petite » opinion sur la religion ou la politique, mais ces opinions sont généralement empruntées à un corps d’idées toutes faites… « Y a pas à dire, les Anglais sont les meilleurs » - « Y a une loi pour les riches, une autre pour les pauvres » - « C’est bonnet blanc et blanc bonnet » (les travaillistes et les conservateurs)… Je n’entends pas suggérer que les classes populaires soient les seules à refuser de regarder le monde en face, mais chaque classe a sa manière propre de fuir la réalité. Les membres des classes populaires sont assiégés par une foule d’abstractions : on leur demande de se « dévouer au bien public », « d’être de bons citoyens », « de concevoir que tous doivent être au service de la collectivité »Si ces appels ne trouvent généralement pas d’écho et ne représentent que des formules creuses, c’est que les membres des classes populaires ne pensent pas que de telles injonctions s’adressent vraiment à eux. Ils savent bien qu’ils portent sur leurs épaules tout l’édifice social, mais ils entendent mener leur vie à leur manière et pour leur propre compte. » (traduction Editions de Minuit 1970 pages 149-151). 

Ce travail descriptif a eu une grande notoriété et a fait école : le regard sociologique se focalise sur les traditions, la pesanteur du quotidien et n’interroge pas en quoi les attitudes individuelles, semi-collectives ou de groupes sociaux entiers bousculent les places assignées. 

Peut-on ignorer comment, dans et contre les déterminations de l’ordre social existant, se dessinent des ouvertures, des voies d’initiatives et de libération ? Car si la curiosité et l’enquête dissèquent l’habitus sans autre horizon que l’immédiateté, elles délaissent toute dimension qui déborde la reproduction de l’habitus : les changements sociaux, les dynamiques conflictuelles, les oppositions quant aux demains sortent du périmètre de la réflexion sur le réel. 

À ce prix, l’analyste atteint peut-être l’opposition entre « eux » et « nous », entre les « gros » et les « petits » mais il s’y enferme et se transforme en contempteur de la misère du monde et en agent comptable de l’apathie des miséreux. 

Si l’approche se veut rigoureuse voire « scientifique », elle n’en est pas moins en rupture avec des travaux majeurs comme l’illustre la citation suivante d’un intellectuel militant souvent cité comme un des fondateurs de la sociologie : « Que les ouvriers le sachent ou l’ignorent, ce n’est pas dans leurs petits intérêts que gît l’importance de leur œuvre », c’est dans « la liquidation générale du capitalisme » : Pierre-Joseph Proudhon cité par Georges Gurvitch dans « Proudhon, sa vie, son œuvre avec un Exposé de sa philosophie » - PUF, collection philosophes 1965. 

Ces mots sont contemporains des enquêtes d’Engels et de Blanqui décrivant des conditions de l’habitat et du travail des ouvriers qui réduisaient à l’extrême l’espérance de vie et compromettaient la reproduction biologique ! Le salariat est né comme première classe indigente ET travailleuse, dans un processus de mise au travail dont la violence ne se représente qu’avec difficulté aujourd’hui. Et pourtant les mots de Proudhon sont définitifs : « petits intérêts ». 

Ce qu’expriment alors Pierre-Joseph Proudhon et à sa suite Karl Marx… est que saisir une société, c’est aussi saisir les visions différentes et contradictoires en son sein du juste, du bon, du souhaitable, c’est aussi évaluer les volontés de choisir contre les déterminations sociales héritées du passé. Se livrer à un examen de botaniste sur ce qui distingue les « gros » des « petits », les « puissants » de la « masse », du « peuple », c’est passer par pertes et profits les initiatives et les volontés des groupes sociaux qui composent les grands nombres et qui « savent bien qu’ils portent sur leurs épaules tout l’édifice social ». 

De même que les rapports sociaux capitalistes ne se produisent et ne se reproduisent qu’avec un effort de connaissances « économiques », de même nécessitent-ils des connaissances « sociologiques », « psychologiques », « historiques »… Ecoles et universités dispensent une praxéologie étendue nécessaire à la gestion « en connaissance », « réaliste » des entreprises et des territoires. L’évacuation de la critique de « l’économie politique », de la critique des « sciences politiques », de la critique de la « sociologie »… est quelque chose de suffisamment banalisée et admise désormais pour que à gauche l’opposition binaire « eux » et « nous » passe pour radicale, qu’elle passe pour aller à la racine des contradictions du capitalisme. 

Il est significatif que les continuateur.e.s des pistes initiées par Hoggart, Passeron et Boudieu se divisent en trois camps : un marais immense hésitant entre un flanc gauche rare et un flanc droit repus, gavé de commandes institutionnelles ou médiatiques. 

Les « sciences sociales » en se coupant de toute prospective sur les devenirs, en ignorant les vouloir d’individus et de groupes sociaux et, non moins important, en faisant l’impasse sur comment les déterminations sociales venues du passé se transforment - bref en figeant le réel dans le perceptible immédiat, les « sciences sociales » uniformisent les conceptions de la société, en font le simple réceptacle d’habitus distincts. 

L’avenir alors ne peut être que reproduction, puisque la pensée n’intègre pas de possibles autres, puisque l’effort de connaissance s’arrête avant l’étude des oppositions d’intérêts et des choix de société antagoniques que les femmes et les hommes forgent ouvertement ou de manière moléculaire. 

Politiquement, la reprise de cette opposition sociale binaire du « peuple » contre les « élites » pousse à son terme le réductionnisme du sociologue empiriste : il n’y a fondamentalement pas d’autre choix de société, d’autres modes de faire société et civilisation que ceux qui se laissent enregistrer ici et maintenant, l’unique question resterait alors de se dresser contre la « catastrophe » en marche, un autre des procédés – le catastrophisme – qu’affectionnent tous les populismes et leur propension aux injonctions et aux oppositions binaires. 

Mouvements et régimes populistes dans les approches des historiens 

Au milieu des années 90, au moment de l’explosion de la Yougoslavie, la percée électorale de l’extrême droite en France, en Italie et en Autriche fut le symptôme d’une crise politique qui dépassait les précédents seuils de la confrontation politique : ce qui venait en question était le cadre des libertés, des droits et de la démocratie. La catégorie du populisme fut mobilisée pour rendre compte de ces mouvements électoraux qui certes bénéficiaient à des formations néo-fascistes mais qui en revanche ne préfiguraient pas la destruction violente des structures des salarié.e.s et des gauches qu’avaient réalisée trois quarts de siècle plus tôt le fascisme puis le nazisme. 

Que désignait cette catégorie des politistes, le populisme, avant cet usage des années 90 ? 

Yves Mény & Yves Surel (Par le peuple, pour le peuple – le populisme et les démocraties – collection L’espace du Politique – Fayard – 2000) et Guy Hermet (Les populismes dans le monde – une histoire sociologique 19ème et 20ème siècle – même collection – 2001) s’accordent pour voir dans le People’s party des lendemains de la guerre de Sécession le précurseur du récent phénomène européen avec une double caractéristique : la vision duale de la société, peuple des travailleurs, fermiers et commerçants contre les potentats des grandes compagnies ; le refus du clivage droite – gauche. 

Avec 8,5 % des voix à l'élection présidentielle de 1892 et 10% à l'élection de 1894, le People ´s Party ou Parti du Peuple des USA reste en effet un exemple inégalé d'une protestation aboutie par les urnes. Quel fut son ressort ? 

Spéculation et corruption adhèrent alors de toutes parts à un formidable développement de la grande industrie, de la mécanisation agricole et des métropoles urbaines. Les Républicains abolitionnistes réglementent timidement les conglomérats industriels ; ils tentent, également timidement, de contraindre les États du sud et le Parti Démocrate à lever leurs vétos au droit de vote des anciens esclaves. Le mouvement ouvrier est en croissance exponentielle dans les lieux de travail, grèves multiples et effervescence syndicale réunies. 

La convention de 1892 du Parti du Peuple retient un programme réformiste, au moins sur le papier : nationalisation des chemins de fer, du téléphone et du télégraphe ; baisse du temps de travail dans l'industrie ; réquisition des terres inutilisées par les compagnies ferroviaires ; abolition du suffrage indirect pour l'élection des sénateurs ; référendum populaire ; création d’un impôt sur le revenu. Voilà pour le ressort de la mobilisation populiste. 

Mais il n’est pas moins important de revenir sur le rôle du People’s Party dans le formatage du bipartisme nord-américain. Pour leur premier positionnement, les comités du Parti du Peuple recherchent l'alliance des unions du travail dans les secteurs de grande industrie des Etats du Nord – en concurrence des Républicains – et l’appui des Républicains contre les grands propriétaires Démocrates dans les États du sud. 

Leur recrutement privilégie les petits exploitants du coton et les fermiers céréaliers menacés par la dégradation de leurs sols et par les fermes géantes. Factuellement, leur million de voix à l’élection présidentielle de 1892 facilite la défaite du président républicain sortant au profit de son prédécesseur démocrate. 

Très vite le Parti du peuple entérine la victoire des Démocrates et leurs mesures les plus brutales : c’est spécialement l'annulation - pour un gros demi-siècle – de la mesure républicaine phare de l’époque : obliger chaque État de la fédération à modifier sa législation pour y intégrer les droits civils des Noirs. En 1896, les membres du Parti du Peuple se fondent dans la convention et le programme présidentiels des Démocrates : au nom des « petits », ils ont radicalisé les thèmes et l’assise de la droite états-unienne dans un moment essentiel de structuration du bipartisme de ce pays. 

Les mêmes auteurs français ne mettent pas sur le même plan ce populisme de la deuxième révolution industrielle et le « populisme consolidé » des régimes de Vargas au Brésil (octobre 1930 – octobre 1945) et de Peròn en Argentine (février 1946 – Septembre 1955). Le développement d’une industrie d’Etat, la répression du mouvement ouvrier indépendant, un encadrement étatique sous forme d’agrément syndical et de prévoyance obligatoire… donnent une assise sociale urbaine aux deux régimes mais en laissant les masses rurales dans l’indigence à laquelle les condamne la classe des grands latifundiaires. 

Le précédent historique le plus pertinent est donc bien le mouvement nord-américain car il y a une analogie utile à conduire entre les choix et options opérés par les systèmes bipartisans européens de la fin du 20ème siècle avec les populismes liés à l’extrême droite et le jeu des Républicains et des Démocrates à la fin du 19ème siècle. 

Plus que phénomène à étudier pour lui-même, le populisme reste un phénomène à examiner pour sa réception par les partis de gouvernement : sa promesse n’est-elle pas le « dégagisme » ? 

Laclau : quand le politique perd le nord 

Dans « la Raison populiste », les 9 pages consacrées au People ‘s Party ne comportent pas une once d’appréciation de l’auteur sur le rôle historique de cette formation sur l’important enjeu des droits civils des anciens esclaves qui était au centre des scrutins de 1892 et 1896 : il est passé purement et simplement sous silence, Laclau ne voyant chez les populistes qu’une « ambiguïté vis-à-vis des Noirs » (page 238). 

C’est encore en vain qu’on cherchera une analyse circonstanciée des régimes populistes de Vargas et de Peròn dans les deux pages qu’il leur consacre : l’écrasement de la mutinerie de marins communistes en 1935, au lendemain de la première élection de Vargas, n’est même pas mentionné. 

Distant avec les faits politiques historiques, Laclau l’est tout autant avec les faits politiques contemporains et le débat noué autour de l’influence électorale de masse des noyaux néofascistes. Il le dénature même sans vergogne : « l’idée selon laquelle le populisme est l’élément démocratique dans les systèmes représentatifs modernes est une des idées les plus profondes et des plus originales du livre de Mény et Surel » (page 206). 

La démonstration des deux politistes n’a rien à voir avec cette affirmation. Ils interpellent les gouvernants de droite et de gauche pour les dissuader de mettre au ban des républiques les populismes pour leurs seules ascendances racistes : la préconisation est que le cordon sanitaire soit politique tout autant qu’éthique. « Si la démocratie est le moins mauvais des régimes, encore faut-il chercher sans cesse sa perfectibilité… Affrontons la réalité dans sa brutalité : Le Pen est aussi le produit de la dégénérescence des programmes, des idéaux et des partis de gouvernement ; Bossi ou Berlusconi, les produits frelatés d’une démocratie corrompue, inefficace et à bout de souffle ; Haider et ses homologues suisse ou flamand, le résultat de systèmes corporatistes, fermés et cartellisés… » (page 307). 

Lectrices et lecteurs auront une vraie difficulté à retrouver cette ligne d’analyse dans le chapitre « la saga du populisme » par lequel Laclau s’emploie à démontrer la supériorité de sa grille conceptuelle sur celle des deux auteurs français. Contre l’analyse que Surel développe de la figure populiste de l’entrepreneur et entreprenant Berlusconi, Laclau y analyse symétriquement l’échec du Parti communiste italien et l’échec de la Ligue du Nord. 

L’inculture politique et historique ici encore n’effraie pas celui qui affirme faire œuvre théorique. À propos de l’échec du PCI : « Il n’existe pas de concept suffisamment pur pour ne pas être excédé par certains signifiés (…) le terme de « classe ouvrière » évoque des associations de types différents pour des gens de deux pays différents. Mais le problème crucial est de savoir si ces signifiés associés (…) contamineront le moment de sa détermination conceptuelle [permettant de] parler de singularité historique. Et quand cela arrive, nous n’avons plus un acteur sectoriel tel qu’une « classe » : nous avons un « peuple » (…) Le PCI, pour devenir un véritable mouvement populiste, se heurta à des limites structurelles liées à son appartenance au mouvement communiste international (…) ; la construction d’une hégémonie (…) sera toujours soumis à la pression structurelle de forces qui essaieront de rattacher [quelques signifiants centraux] à leurs signifiés originaux, afin qu’aucune hégémonie en « expansion » n’aille trop loin. Le fait de limiter l’ampleur du mouvement du concept au nom est dans l’essence même d’une pratique contre-Hégémonique » (pages 214-217) 

Quelle est en réalité la ligne directrice de la « théorie » de Laclau ? Pour expliquer la pérennité du capitalisme, l’auteur ne s’intéresse ni aux faits socio-économiques, ni aux constructions politiques, encore moins aux structurations et intégrations étatiques. Il actualise la thèse althussérienne des appareils idéologiques d’Etat. Il y aurait un état idéologique donné, hégémonique, formaté par la tradition et la coagulation pouvoir / peuple. 

L’hégémonie se dispute en interpellant le pouvoir, par usage de « signifiants » adéquats aux « signifiés » recherchés. L’action décisive se joue quand la crise de l’idéologie hégémonique survient, ouvrant la porte aux idéologies concurrentes et dont une, et une seule, pourra s’imposer : s’imposer contre le discours qui fut hégémonique et se laissa disqualifier ; et s’imposer contre également les autres discours postulant concurremment à l’hégémonie. 

De là l’hypothèse de travail populisme de gauche : populisme de gauche contre l’idéologie néo-libérale en déclin ; et populisme de gauche contre les populismes de type FN… 

La pauvreté de la visée, les tautologies qu’accumule « la raison populiste » sont affligeantes. On retrouve ici cette interprétation toute hiérarchique des travaux de Gramsci et de la notion d’hégémonie qui en a été extraite pour une abondante vulgarisation : centralisant le travail de sape de tous les organes « de classe », choisissant soigneusement les mots d’ordre en fonction des trouées dans les tranchées adverses (« le signifié adéquat au signifiant »), Le Parti prendrait le moment venu le commandement. 

Le langage comme invariant et comme métaphore de la structure sociale occulte ici les déterminations identifiables dans la société et les processus du capitalisme tendant à se constituer en totalité ultime. L’individuation contemporaine, prégnante dans toutes les strates sociales, est assimilée à la résignation des classes exploitées dans une anomie globale. La question « peut-on changer de société ? » cesse d’être politiquement sur la scène. 

Voilà le triptyque sur lequel est construite la « théorie » de Laclau. À l’instar d’autres travaux, ceux de Laclau méconnaissent gravement, au-delà des stratégies globalisées des multinationales, la mondialisation de l’État-nation ; ce point aveugle emporte ici des collapses dramatiques. Ainsi de la conclusion : « Le retour du « peuple » comme catégorie politique (…) contribue à présenter d’autres catégories – comme celle de classe – pour ce qu’elles sont : des manières contingentes et particulières d’articuler des demandes, non un noyau primordial à partir duquel la nature même des demandes pourrait être expliquée (…) Les dislocations inhérentes aux relations sociales dans le monde dans lequel nous vivons sont plus profondes que par le passé, ce qui fait que les catégories qui synthétisaient alors l’expérience sociale deviennent de plus en plus obsolètes » (pages 289-290) 

En fait de mise en perspective théorique, ce travail se veut donc, sur le plan épistémologique, « table rase ». Malheureusement l’ouverture n’est que fermeture. « Il est nécessaire de reconceptualiser l’autonomie des demandes sociales, la logique de leur articulation et la nature des entités collectives qui résultent de ces demandes » (page 290). 

Femmes et hommes dans les sociétés contemporaines seraient dépourvu.e.s de volontés, d’intentions créatrices, se réduiraient à n’être que des « demandes » en réaction à d’aléatoires déterminations et hasards biographiques, sociétaux, politico-économiques… 

Et que dire de l’alchimie mystérieuse agrégeant ces « demandes » en « entités collectives » ? Reprenons le développement sur l’échec du PCI cité plus haut. Laclau définit ainsi la coupure politique : lorsque la palette des réalités diverses des classes ouvrières (les signifiés) s’identifie dans les consciences au concept (ou signifiant) classe ouvrière, alors la classe ouvrière prend une portée universelle et la société comme totalité s’identifie à la classe ouvrière et « nous n’avons plus un acteur sectoriel tel qu’une « classe » : nous avons un « peuple ». 

Relevons que la distinction entre le peuple s’élevant au rang de l’événement politique d’une part et, d’autre part, la classe se hissant au niveau des fins universelles relève à ce stade du pur arbitraire de la « pratique théorique » de l’auteur : c’est Ernesto Laclau qui attache au « signifiant » peuple la force d’impulsion et de dynamisation qu’Alain Badiou, qu’il cite assez longuement, attribue lui à la classe ouvrière. 

Encore une fois, Ernesto Laclau se positionne, en se décalquant explicitement sur Alain Badiou, en praticien de la théorie « scientifique » intervenant dans la lutte des classes pour guider des agents sociaux qui ne parviennent pas à la conscience des mécanismes de l’exploitation et de l’oppression. 

Publié en 1985 par les éditions de la New Left Review, les 200 pages de « hégémonie et stratégie socialistes – vers une démocratie radicale » d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe se décalquaient beaucoup de « État, pouvoir, socialisme » de Nicos Poulantzas publié par les PUF en 1978. 

Les trois auteurs empruntent beaucoup à Althusser : le capitalisme est une totalité dont les parties sont surdéterminées par le tout, les classes sont dans des relations dominées par la structure, la reproduction des rapports de classes échappent à l’action des classes elles-mêmes. Comme Althusser, ils empruntent à Gramsci le rôle déterminant de l’idéologie, qui rend les classes exploitées aveugles aux mécanismes de leur assujettissement. L’idéologie hypostasiée, la lutte pour l’idéologie et l’hégémonie idéologique devient le terrain décisif et le rôle de la « pratique théorique » déterminant. 

À quel moment Laclau et Mouffe se placèrent-ils sur le terrain « post-marxiste » et pourquoi ? Leur réponse est que c’est dès leur ouvrage de 1985. Selon elle et lui, contrairement à ce que développait Marx, l’histoire du 19ème et du 20ème siècles a établi qu’il n’y a pas contradiction entre le développement des forces productives et les rapports de production. On retrouve ainsi la thèse « novatrice » d’Althusser du capitalisme comme structure s’auto-reproduisant de façon pérenne. 

Quel raisonnement les a conduits à opérer la translation que Laclau réitère dans la citation sur le PCI examinée plus haut – si la classe devient un universel, il faut parler de peuple (sic) ? Chantal Mouffe indique qu’elle a pris la mesure de l’importance de la catégorie « peuple » en travaillant sur Carl Schmitt, le contempteur de la République de Weimar, ce qu’elle dit avoir commencé en 1992. 

On sait que contempteur du marxisme français Raymond Aron lui fut en relation suivie avec Carl Schmitt dès les années 50 par l’intermédiaire du très réactionnaire Julien Freund. Sous l’influence d’Aron, Michel Debré et Yves Guéna tenant la plume de la rédaction de la constitution de la 5ème république empruntèrent beaucoup à la constitution du 11 août 1919 de la République de Weimar. Celle-ci ne tient pas les promesses d’ordre constitutionnel dirigé par le président de la République et les deux hauts fonctionnaires gaullistes tinrent le plus grand compte des critiques de l’anti-parlementariste Carl Schmitt, zélateur d’un pouvoir exécutif personnel fort. 

Il est évidemment de la liberté de Laclau et de Mouffe de revendiquer fonder un « post-marxisme » et d’attribuer à la catégorie « peuple » la fonction qu’exerçait la catégorie « classe ouvrière » dans les travaux d’Althusser. Il est par contre étrange que ce soit de façon aussi contournée qu’elle et il restituent leurs relectures éclectiques des travaux de Lévy-Strauss, Poulantzas, Althusser, Freund, Lacan… 

Il est enfin ahurissant que, malgré les obscurités de cet assemblage d’essais de théorisations, ce soit chez ces chercheur.e.s que la pré-campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon soit allée chercher la caution universitaire des deux innovations que sont le « dégagisme » et la visée d’un « populisme de gauche ». 

Des questions essentielles en ces temps d’avenirs incertains des capitalismes 

Voilà une décennie qu’en Italie et en France les difficultés s’accumulent pour qui choisit de répondre positivement à la question « peut-on encore changer la société ? » C’est spécialement vrai des composantes – syndicats, réseaux associatifs, partidaires… - du mouvement altermondialiste dont l’essor, et il faut le rappeler, a été vigoureux en Italie en réponse aux menées guerrières de l’OTAN sur le pourtour méditerranéen. 

En France, le divorce des deux organisations fondatrices du cartel FdG, après une première dynamique, est une de ces difficultés et elle est dans les plus importantes : ce divorce a paralysé toute expression politique des gauches non inféodées au Parti socialiste de Valls et Hollande dans le refus massif de la loi El Khomri, Valls et Macron au printemps 2016. 

Dans la lignée, le populisme « de gauche » et le dégagisme se sont affirmés comme porte de sortie de l’immobilisme dans le scrutin présidentiel de 2017, avec un score électoral au 1er tour de l’élection présidentielle mémorable pour son candidat et un étiage historiquement bas pour le total des voix de gauche et d’extrême-gauche. 

À la suite des meurtres massifs perpétrés aux abords du stade de France, sur plusieurs terrasses du 11ème arrondissement de Paris et dans la salle de concert du Bataclan, Mélenchon a précisé l’orientation exposée dans « l’ère du peuple » : reconstruire l’État, l’adosser sur l’unité de la Nation retrouvée, retrouver la maîtrise des frontières pour assurer le protectionnisme que permet la puissance de la « 5ème puissance » capitaliste et le mettre au service d’une correction des inégalités et d’une action publique écologique sincère. 

Cette orientation doit être discutée comme telle. En fait, pour les opposants à l’orientation du PG dont je suis, elle se réduit à un néo-chevènementisme. Les partisan.e.s de la France Insoumise y voient un mitterrandisme de gauche. Prenons les au mot. 

La 7ème législature de la 5ème République, de 1981 à 1986, tenta tant bien que mal d’asseoir une alternative au monétarisme imposé par la double victoire de Thatcher et Reagan. Elle n’échoua pas par manque de volonté politique : l’Union de la gauche, visant des réformes de structure par les moyens de l’État, se laissa prendre en tenailles entre deux phénomènes. 

Le 10 mai 1981, aucune des forces de l’exécutif n’avait le projet d’impliquer les concerné.e.s dans une transition des modes de production des biens et des services qui réponde mieux aux besoins sociaux et qui tire le meilleur parti des coopérations au travail et hors travail que les années 68 avaient mises sur les rails. 

Tout juste Savary lança-t-il des groupes de paroles dans les établissements scolaires : il s’en remit pour l’essentiel à la hiérarchie la plus traditionnelle de l’Education nationale en diversifiant simplement son recrutement. Les ressources considérables de l’Université ne furent pas mobilisées, même pas pour l’identification des nouvelles activités dans les bassins miniers et l’accès à de nouvelles compétences des actif.ve.s y vivant. La systématisation des concertations patron.ne.s et salarié.e.s à l’échelle de l’entreprise fut la seule ambition des lois Auroux : elles ne visaient aucunement à ouvrir la voie à des prises de pouvoir des intéressé.e.s, ni sur leurs conditions de travail, ni sur les finalités productives, ni sur l’intégration de la télématique et les modalités d’organisation des tâches. 

La majorité sociale devenue majorité politique en avril et mai 1981 fut invitée à accompagner « LE » programme censé avoir été ratifié dans les urnes : chacun.e ne sait-il pas que les actions réelles reviennent aux hauts fonctionnaires d’un côté, aux employeuses et employeurs de l’autre ? La grève des OS de l’automobile de 1982 fut marginalisée, les couches moyennes supportèrent mal d’être limitées en sortie de devises à l’été 1983, l’Église et la droite rebondirent pour s’opposer à la fonctionnarisation des cohortes d’enseignant.e.s des écoles confessionnelles. 

Comment faire la part du calcul cynique dans les sommets de l’État d’un côté et de, de l’autre côté, l’aveuglement de groupes militants socialistes et communistes se politisant sur les thèses néo-keynésiennes de la construction du socialisme par la voie de l’État ? 

L’orientation du Parti de gauche repose sur une amnésie qui serait risible si les temps n’étaient pas aux nouvelles décisions et à la confrontation avec les courants réactionnaires européens : sans tirer aucune conclusion de cette une phénoménale ignorance de la nécessité que soient actrices du changement les classes populaires et les couches moyennes, les cercles qui se fédèrent autour des candidatures présidentielles de Mélenchon en font le Mitterrand qui saura tenir ses promesses. 

Le second phénomène qui prit en tenailles les stratèges du PS et du PC – ainsi que les membres des grands corps de l’État à qui ils déléguaient pouvoirs et moyens d’agir – découle de leur surestimation d’une caractéristique française : en France, au 19ème l’État précéda le capitalisme et lui ouvrit la voie et, au 20ème siècle, l’État pilota une économie de guerre avant de reconstituer le capitalisme (1944-1958) et de l’orienter sur la voie de la modernisation agricole et industrielle (1958-1984). 

Or, la réaction à 1968 accéléra l’interpénétration des groupes industriels des trois grandes zones de l’OCDE, Japon, Corée, Indonésie d’une part, Europe occidentale d’autre part, Amérique du Nord enfin. Il importait que chaque groupe, après le blocage industriel de la France de mai et juin 68, dispose pour tout composant stratégique d’au moins une solution relai en cas de blocage du lieu de production principal. 

Cette gestion des « risques pays » induit une centralisation économique par les multinationales qui vient au premier plan. On estime que la moitié de l’économie française en 2018 est enserrée dans les mailles des multinationales françaises, européennes, japonaises ou nord-américaines. 

Bien entendu, les flux internes à ces multinationales négocient les contrôles étatiques : les déclarations d’importation et d’exportation deviennent largement incontrôlables de l’extérieur de ces groupes et des places financières déterritorialisées où elles effectuent leurs échanges et leurs compensations. C’est la partie immergée – et décisive – de la globalisation financière. 

Déjà très prégnant en 1982-1984, le phénomène s’est depuis largement déployé. Là encore, le Parti de gauche ne tire aucune conclusion de l’aveuglement de Mitterrand sur la réalité du « mur de l’argent » contemporain. Sa promesse de renouer avec le keynésianisme enseigné en classes de « sciences économiques et sociales » est comme toutes les promesses : la menace d’un tigre de papier dont les multinationales qui agissent en France ne s’émeuvent absolument pas. 

Fort de son score mémorable, Mélenchon entend ignorer les enseignements à tirer des échecs du binôme Mitterrand-Marchais pour être le réformateur de feu l’union de la gauche. Le succès de sa bannière du dégagisme pour « le populisme de gauche » ne ferait qu’engager les gauches françaises dans la voie du fractionnement des gauches que connaît l’Italie et qui menace les gauches espagnoles si l’emporte l’orientation de sommet de Podemos : aller jusque dans les terrains des droites moins de quarante ans après la chute du franquisme pour capitaliser sur le rejet massif du Parti Populaire et du PSOE. 

Or le temps presse pour engager les gauches européennes dans la confrontation chaotique sur laquelle débouche la survie du capitalisme. Il faut vraisemblablement reposer quelques questions essentielles dans le contexte d’approfondissement de la crise politique trois décennies après l’apparition des populismes de droite extrême en Europe. La souveraineté populaire est-elle encore assimilable à la « souveraineté nationale » ? 

N’est-ce pas se livrer pieds-et-poings liés à l’un ou l’autre des 28 Etats-nations de l’Union ? En fait le plus retardataire démocratiquement ou socialement puisque le cadre inter-étatique piloté par la France et l’Allemagne use volontiers de l’alignement vers le bas ? Peut-on faire l’économie de bâtir des « souverainetés » collectives - c'est-à-dire des pouvoirs et des contre-pouvoirs - aux différentes échelles des territoires et des entreprises de biens ou de services ? Est-il possible de ne pas bâtir la « démocratie économique » qu’entrevoyait Pierre-Joseph Proudhon et qui occupa les cœurs et les esprits des actrices et acteurs de la Commune et des soviets de 1905 ? 

Choisirait-on d’ignorer qu’en France, des conseils municipaux à l’Assemblée nationale, les assemblées élues ne sont que pures façades, et que l’intégralité des espaces de la démocratie représentative sont à rebâtir de fond en comble contre des exécutifs usurpateurs des capacités délibératives ? 

Peut-on ne pas admettre que les droits reculent dès lors qu’ils ne donnent pas lieu à constructions collectives ? Et cela qu’il s’agisse de droits séculièrement déniés comme les droits des femmes ou de droits difficilement imposés par des minorités en butte à des discriminations toujours vivaces ? Que ces disqualifications soient « en raison » d’origines familiales ou de préférences sexuelles ? Qu’elles entraînent l’assignation à des tâches classées tout en bas des échelles de responsabilités et de salaires ou qu’elles marginalisent purement et simplement ? 

Comment articuler opposition immédiate aux exploitations et dominations et impulsion d’initiatives de liberté et de dépassement des aliénations – aliénations individuelles comme aliénations collectives, politiques autant que religieuses ? Comment relever le défi de remettre en mouvement et en tension la démocratie face aux « déraisons populistes » ? 

N’y a-t-il pas urgence à refondre les actions collectives – de caractère syndical, associatif ou politique – sur des critères et des principes ? N’est-ce pas à partir des rapports sociaux que nous jugeons souhaitables et de la société post-capitaliste que nous anticipons que ces critères et ces principes peuvent être explicités ? Conclusion Notre journée de travail ne peut se terminer sans esquisser des pistes de travail sur l’émancipation et l’autogestion. 

Ce qui est en cause aujourd’hui, c’est l’avenir du capitalisme là où les bourgeoisies historiques (italienne, anglaise, française, allemande…) ont développé des politiques d’intégration des classes ouvrières dès la seconde révolution industrielle. 

Contrairement à l’assertion de « hégémonie et stratégie socialistes » de Laclau et Mouffe (1985), il y a contradiction entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production structurés par le triptyque capital-salaire-rente. Il reste indispensable de réfléchir les enjeux de notre époque en les analysant avec les pensées de PJ Proudhon (« l’erreur de compte ») et de Karl Marx (« la plus-value ») qui se confrontèrent à la naissance du capitalisme industriel. 

Dans cette optique, les travaux de Michel Fiant (et notamment « la construction de l’alternative socialiste et autogestionnaire » 1985, schéma de travail répondant à la montée dans les milieux militants de l’école de la régulation) ne peuvent rester dans l’oubli. 

L’exploitation des ressources fossiles est à son terme. Les ressorts de la mise au travail ont été profondément bouleversés par les luttes de « la classe ouvrière » pour soi, débouchant sur un continuum de compétences, de l’opérateur ou opératrice aux couches intermédiaires assurant l’organisation de processus de coopérations étendues. 

Tant dans l’exploitation de la nature que de l’exploitation de la « force de travail », les limites du mode de production capitaliste sont appréhendées par des pans entiers des sociétés européennes. Des brèches peuvent être ouvertes, complémentairement aux nécessaires luttes syndicales, pour tourner « l’économie en réseaux » vers les besoins de la société, par une alliance des couches moyennes et des classes d’ouvrier.ère.s et d’employé.e.s, seule alliance à même d’assurer la nécessaire transition vers une économie de la coopération généralisée, esquisse vers une économie de l’autogestion. 

C’est la voie que Jacques Bidet et Gérard Duménil ont commencé à baliser dans Altermarxisme – un autre marxisme pour un autre monde (collection Quadrige – PUF – 2007). Il ne s’agit pas seulement de réorienter la production et les échanges de biens et de services vers les besoins des groupes sociaux qui forment l’assise de la société. Faire société, faire civilisation est un impératif : la généralisation de la norme entrepreneuriale – santé, enseignement, recherche, ville etc. – a saccagé le sens et le quotidien de pans entiers de la vie en société ces dernières années. 

Dans toutes les strates de la société, des individus parfois des communautés rejettent ces façons de faire et de vivre, le consumérisme et l’hédonisme en pauvres consolations d’une vie d’assujetti, de consentement à la perte de responsabilité et d’autonomie. 

La réappropriation par les concerné.e.s de leurs conditions de vie et de leur maîtrise des finalités dans leurs environnements a des précédents : lycée autogéré, anti-psychiatrie, réinvestissements collectifs d’espaces comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes… 

L’éducation populaire, l’économie sociale et solidaire sont également des voies où plusieurs tentent de faire autrement que sous la houlette du haut fonctionnaire ou du patron, où elles et ils tentent de faire société autrement, de faire alternatives. Enfin, ce n’est pas seulement l’économique qui doit être résorbé dans le social, c’est aussi le politique et l’étatique. 

Il faut une critique de gauche rigoureuse de la démocratie représentative à la française : où les assemblées élues sont réduites à des groupes de parole dans lesquels des exécutifs tout puissants recrutent quelques inféodé.e.s pour piloter les directives auprès d’une mince couche de hauts fonctionnaires qui conforment les services publics aux normes de reproduction de l’existant ; où une justice formatée pour réprimer est privée de tout contre-pouvoir substantiel sur une police hors norme ; où Bercy effectue des prélèvements tentaculaires sauf sur les multinationales… 

De Bruxelles à la commune, il faut à distance des allégeances institutionnelles mettre en pratique une citoyenneté active, un Nuit debout de bas en haut, une stratégie d’opposition et d’alternative, de confrontation aux pouvoirs et de construction de contre-pouvoirs. 

Une transition économique, le primat du social et sociétal, un profond renouvellement des formes politiques : c’est le défi que les autogestionnaires peuvent relever – à la mesure de leurs responsabilités et du patrimoine de pratiques et de conceptions qu’elles et ils portent. 

Eugène

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