mercredi 26 juillet 2017

Problèmes théoriques de l’autogestion – Henri Lefebvre – 2ème partie

La mise en ligne de l’article principal du cahier n°1 de la revue Autogestion (décembre 1966) a été engagée par le réseau AAAEF ce printemps. Publiée le 22 mars dernier, la première partie argumente pour retrouver une conception unitaire des chemins de l’émancipation ; Henri Lefebvre y montre l’utilité de sortir des oppositions durcies entre réforme et révolution en même temps qu’il réhabilite la spontanéité révolutionnaire dans sa forme de la deuxième moitié du 20ème siècle, l’autogestion. 

C’est la seconde partie qui est mise en ligne aujourd’hui. Le terme sociologie choisi par l’auteur dans le titre ne doit pas ici être pris dans le sens de techniques descriptives qu’il peut prendre à l’université, mais dans le sens explicité par l’auteur lui-même : « la sociologie a pour objet la puissance créatrice de la société ». 

Henri Lefebvre reprend ici la métaphore léninienne du maillon faible pour récuser que le néo-capitalisme et le gaullisme triomphant de 1965-66 soient durablement stabilisés. 


Sa relecture chez Proudhon du dualisme société civile – société politique est stimulante : la vitalité de la société civile reste une base pour agir jusque dans les moments où la double pression de l’économique et du politique paraît devoir écraser le social. 

Eugène Bégoc

II. ELEMENTS POUR UNE SOCIOLOGIE DE L'AUTOGESTION - 

Henri Lefebvre 

On fait couramment remonter la théorie « gestionnaire » à Proudhon et au proudhonisme. Effectivement, d'après Proudhon, une société économique se constitue spontanément, qui peut et doit devenir la société entière. Opposée par essence à la société politique, à l’Etat, elle a « sa réalité, son individualité, son essence, sa vie, sa raison propre » (Idée générale de la Révolution). Le producteur et l’atelier nient le gouvernant. L'Etat n'est que le représentant abstrait des consommateurs, alors que société réelle est un ensemble concret de travaux et de productions. 

Au-dessus de l’appareil étatique, à l’ombre des institutions politiques, la société secrète lentement et en silence son propre organisme, la constitution économique ou plutôt socio-économique. 

Il y a donc deux constitutions incompatibles par nature. La constitution socio-économique tend à se subordonner et à absorber le système politique. Sur ce point de première importance, la pensée de Proudhon a hésité. Georges Gurvitch, dans ses cours sur Proudhon a mis en lumière ces fluctuations (Cours de 1952-53, II, pp. 54-55). « L’Etat comme la propriété sont en pleine métamorphose : la démocratie industrielle n'exclut guère mais complète et renforce la démocratie politique » (Information au Manuel d'un spéculateur, 1853). 

La démocratie industrielle a pour éléments constituants et pour points de repère les associations d’ouvriers, foyers de la constitution sociale. Cette démocratie industrielle éliminera le patronat, dans les usines et dans l'Etat. Elle fera de tous les ouvriers des copropriétaires, en confiant le pouvoir à leurs représentants. Elle organisera une propriété mutualiste, ou fédérative, des moyens de production. La démocratie industrielle se révèle ainsi « commandite du travail par le travail ou mutualité universelle ». Il y aura donc équilibre entre l'Etat politique et la société économique organisée. Il n'entre pas dans notre propos de reprendre la discussion sur Proudhon et le proudhonisme. Justice leur a été rendue il a peu d'années par G. Gurvitch, plus récemment par Daniel Guerin (1). 

On peut affirmer que les trois orientations qui devaient plus tard se scinder et s'opposer coexistent, encore mal différenciées, chez Proudhon. Certains textes de cet auteur ont l'audace révolutionnaire de Marx, avant lui. D'autres glissent vers ce qui sera le réformisme. La question de l'Etat est fondamentale. L'attitude devant l'Etat et le problème de l'Etat départage les thèses. C’est le critère. Lorsque Proudhon prévoit, sans le désigner ainsi, un dépérissement de l'Etat, il se rapproche singulièrement de la pensée marxiste. C’est d'ailleurs une erreur théorique et méthodologique que de poser à Proudhon des questions qui n'ont de sens que dans un contexte postérieur. Son propre relativisme l’interdit. Les idées sont fausses écrivait-il « si on les prend dans une signification exclusive et absolue, ou si on se laisse emporter à cette signification… » (Philosophie du Progrès, éd. 1946, p51). 

D’un point de vue philosophique, il a certainement oscillé entre le déterminisme, le pragmatisme, le volontarisme. La critique qui met Proudhon en contradiction avec lui-même risque d'éclipser, en prenant pour prétexte l'absence d'une cohérence qu'il ne cherchait pas, la richesse de ses propositions et la complexité de sa pensée. Sans doute n'a-t-il conçu les associations gestionnaires qu'installées dans les points privilégiés, donc forts, de la société existante, de secteurs économiques et sociaux bien placés au sens du marché et de la concurrence. Les banques par exemple. 

Sur ce point, l’expérience, c'est-à-dire la pratique sociale, n’a pas confirmé les vues de Proudhon. Les associations gestionnaires constituées par des travailleurs et qui tentèrent de s’instituer dans les « points forts » de la société bourgeoise, ont mal tourné. Elles firent faillite ou bien, à de rares exceptions (encore faudrait-il les examiner de près), elles ont été absorbées par le capitalisme ; elles ont fonctionné comme des entreprises capitalistes, sous une étiquette « communautaire », ou « coopérative ». 

Tout récemment Serge Mallet a proposé une théorisation qui, sans se dire explicitement – à tort ou à raison – proudhonienne, se rattache à la même hypothèse. Serge Mallet a étudié avec beaucoup de perspicacité la « nouvelle classe ouvrière », celle des industries techniquement à l’avant-garde. Il croyait pouvoir tirer de cette étude socio-économique des conclusions politiques. Pour lui la nouvelle classe ouvrière se détourne des « idéologies vieillies » incapables d’exprimer les besoins que ressentent les ouvriers. Il discernait l’annonce d’une « politisation d’un nouveau type, de caractère supérieur, parce qu’appuyée sur une revendication positive des responsabilités de la classe ouvrière ». Et cela à partir du mouvement syndical. « Nous débouchons ici sur le problème d'une participation, d'une responsabilité dans la gestion elle-même, quelles que soient les formes de cette gestion ». Les questions discutées entre le patronat et les syndicats ont tendance, du côté ouvrier, à être portées « sur le plan du contrôle de la gestion, du contrôle de l'organisation de la production ».(2) 

Il est encore trop pour condamner délibérément cette hypothèse. On peut cependant penser qu’à moyen terme ces vues ne se sont pas confirmées. Serge Mallet n'aurait-il pas cédé à une tentation, celle d’extrapoler à partir de ses brillantes analyses, de sauter du socio-économique à l’idéologique et au politique ? 

Notre hypothèse ici sera toute différente. L'expérience (la pratique sociale) montre, à notre avis, que les associations gestionnaires – sous leur forme la plus nette et la plus intéressante à savoir l’autogestion - apparaissent dans les points faibles de la société existante. 

En toute société, on peut percevoir des points forts, dont l'ensemble constitue son armature, ou si l’on veut sa structure. L’ensemble social, on le sait, a une cohésion, une cohérence. L’Etat existant repose sur ces points forts. Les hommes de l'Etat s'occupent de colmater les fissures par tous les moyens dont ils disposent. Autour des lieux renforcés, rien ne se passe dès qu’ils sont consolidés. Entre eux se trouvent des zones faibles, ou même des lacunes. C'est là qu’il se passe quelque chose. 

Des initiatives des forces sociales agissent, interviennent dans ces lacunes, les occupent, les transforment en points forts ou au contraire en « autre chose » que ce qui existe de façon consolidée. Les parties faibles, les vides ne se révèlent que dans la pratique, à l’initiative des individus ans capables d'une telle initiative, ou aux investigations tâtonnantes des groupes capables intervenir. Si des points faibles peuvent ainsi se changer en points forts dans l'ensemble de la structure sociale, ils peuvent réciproquement résulter d'un fléchissement ou d'un effondrement de l'ensemble (déstructuration) (3). 

En 1870, Paris est le point faible de l'Empire bonapartiste. Au début de 1871, la capitale est le point faible de la France. A cause de l'industrialisation, de la croissance du prolétariat, en raison de l'activité politique, de l'opposition à Badinguet. A cause de la guerre, de la défaite, de la proclamation de la République, du siège, de l'armistice. Certes. Mais aussi à cause de la ségrégation sociale opérée par Haussmann, de la répartition des ouvriers dans les quartiers périphériques, de l'embourgeoisement et de la détérioration commerçante du centre de la ville. 

Après le 18 mars, le peuple prend en mains la gestion de ses affaires dans les quartiers ainsi qu'à l'Hôtel de Ville. Sous la Commune, les ouvriers entendent mettre en autogestion les entreprises abandonnées par la bourgeoisie versaillaise, projet qui n'aura pas le temps d'aboutir. 

Dans les P.T.T., Theisz prévoit une autogestion ou cogestion, encore peu distinctes. Par malheur, la bourgeoisie et son Etat et les rapports de production capitalistes restent forts en dehors de Paris, Thiers peut reconstituer rapidement à Versailles l'appareil d'Etat et l'armée, sous le regard bienveillant de Bismarck. 

En 1917, pendant l'effondrement du tsarisme, d'anciens points forts de son armature socio-politique, à savoir l'armée et le village, se changent en points faibles. Ils rejoignent dans cette situation les entreprises capitalistes qu'une bourgeoisie mal établie n'avait pas réussi à consolider. Les secteurs faibles se rejoignent. Les Soviets de soldats, de paysans, d'ouvriers, s'unissent en un immense mouvement, celui de la révolution. 

Faut-il le rappeler que Lénine, en proclamant le mot d'ordre « tout le pouvoir aux Soviets » ne voyait pas en eux des organes représentatifs ou destinés à élire des représentants, mais des groupes de travailleurs associés, gérant librement et directement leurs intérêts ? Surprenante conjoncture. 

Jamais l'autogestion généralisée ne fut à ce point possible. Jamais elle ne sera aussi difficile à réaliser. Nous savons à peu près aujourd'hui pour quelles causes et raisons historiques. 

L’exemple récent de l'Algérie confirme cet essai d'analyse. Où s'installe l'autogestion ? Dans les domaines abandonnés par les colons. Elle met en question la société entière, et les appareils hérités de l'ère coloniale ou constitués lors de l'indépendance. 

Il serait d'un grand intérêt théorique et pratique de déceler les points faibles de la société et de l'Etat français actuels. Où se situent-ils ? Dans l’Université, chez les étudiants ? Dans la vie rurale des régions situées au sud de la Loire ? Dans les nouveaux ensembles urbains ? Dans le secteur public (étatisé) de l'économie ? 

De telles affirmations ne peuvent s'émettre qu'avec une extrême prudence. Une double analyse est nécessaire celle des tentatives d'autogestion qui se font jour ici et là, celle de la société française dans sa globalité. Les implications théoriques de cette double étude sont les suivantes. 

Toute société a une armature ou structure c'est-à-dire une cohésion ou cohérence globale. Pourtant il est impossible d’attribuer à cette cohésion un caractère définitif ; elle ne se présente ni ne se représente pas à un seul niveau, sur un seul plan. Une représentation unitaire ôterait à la situation les caractères de précarité et d’équilibre momentané sur lesquels insistait si fortement et si justement Georges Gurvitch. Elle supposerait achevée et complète l'œuvre d'intégration à laquelle s'emploient les institutions. 

Au cœur des structures agissent des forces, des tendances à la déstructuration. A côté des secteurs forts, ou même au sein de ces secteurs forts, toute société a ses défaillances et insuffisances, ses lacunes. Sans quoi elle serait à jamais consolidée. Elle n’aurait plus de problèmes, plus d'histoire. 

Les rapports juridiques mettent en forme les rapports de production, ils en indiquent les difficultés et tentent de les raffermir. De même, les institutions politiques colmatent les points forts dans une stratégie globale, celle de la classe dominante ou des fractions de classes qui détiennent le pouvoir. Il en va de même des idéologies. Mais la conjoncture intervient dans la structure et celle-ci peut fléchir et s'infléchir vers une restructuration. 

Comment surgissent les tentatives d'autogestion ? S'agit-il d'une intervention de la liberté créatrice, comme dirait J-P. Sartre ? Ou d'une effervescence de la conscience sociale, selon G. Gurvitch ? D'un effort des hommes là où c'est objectivement possible, pour prendre en main l'organisation de la quotidienneté, pour s'approprier leur propre vie sociale, en mettant fin au décalage entre la maitrise technique du monde extérieur et la stagnation des rapports pratiques, entre la puissance sur la nature matérielle et la misère de la « nature humaine » ? 

Peu importe le langage. Celui qui suivra le mieux les faits et permettra de les prévoir l'emportera.

1) L’anarchisme. Gallimard. 1965

2) Cf. Les nouveaux comportements politiques de la classe ouvrière. PUF. 1962, pp 52-55, texte où la position théorique de Serge Mallet est exprimée avec beaucoup de netteté.

3) On pourrait généraliser cette conception sans prétendre pour autant qu’elle recouvre tous les faits sociologiques et culturels. Les groupes « anomiques », dont les uns dépérissent et les autres contribuent à changer la société, ne se constituent-ils pas dans les vacuoles du tissu social ? Ne peut-on soutenir que les idées, les représentations, les images, les mythes eux-mêmes, ces phénomènes de conscience sociale, viennent combler ou tenter de remplir des vides, au lieu de représenter des pleins ou de représenter l’armature bien structurée ? 

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