mercredi 31 janvier 2018

Penser le présent. Retour sur une conférence de François Cusset, par Yvon Kervella

L'université populaire d'Amiens recevait l'historien des idées François Cusset ce 29 janvier, un choix motivé par la qualité de son travail de clarification critique des catégories analytiques qui entendent rendre compte du "néo-libéralisme". 

A elle seule, l'attention soutenue de la centaine de femmes et d'hommes présent.e.s atteste de l'intérêt que rencontre l'UPA qui entre dans sa neuvième année ; la création en fut en effet décidée au sein du mouvement anti-Pécresse de 2009, opposé au désengagement du budget soumis au Parlement du financement des universités. 

Moquant les glissements droitiers et les bavardages sur le peuple, l'historien rappelle que les phases de basses intensités à gauche sont aussi des phases de recomposition des pratiques et des conceptions. Son intérêt va aux démarches de connaissances critiques, et c'est également avec une grande ironie que l'universitaire récuse les attentes de prêt-à-penser et les postures de "maîtres penseurs". 


Surtout, la maturation du mouvement social est au centre de toutes ses curiosités, une maturation, des "insurrections collectives" qu'il traque sans s'arrêter aux lamentations sur les désordres et le chaos qui viennent au premier plan. 

On sait que François Cusset n'hésite pas à protester publiquement quand, à gauche, le "racisme anti-blanc" est mis en balance avec le racisme d'Etat et le lepénisme : sans ménager aucun totems, ni anciens, ni nouveaux, il souligne l'œuvre par laquelle l'essayiste franco-tunisien Albert Memmi a approfondi les notions de dépendance, d'aliénation et d'identité pour rejeter le renvoi dos-à-dos des décolonisateurs/trices et des colons. L'homme donc s'engage et sort du registre des indignations, aussi bien portées et médiatisées soient-elles. 

Comme tout ce qui existe, le néo-libéralisme a un acte de naissance, un parcours de vie et il aura un acte de décès. 

Le professeur de l'Université de Nanterre a fortement engagé son public amiénois à peser l'inflexion historique survenue dans la trajectoire néo-libérale et qui a totalement fait table rase des dogmes professés : en 2008-2009, nous avons assisté à la plus forte levée de fonds étatiques depuis les années 40, banques systémiques et grandes compagnies d'assurances ayant été ainsi sauvegardées, mais pour combien de temps ? 

L'intérêt du travail de François Cusset est qu'il ne se laisse pas fasciner par l'archéologie des séminaires et publications des idéologues du pur libéralisme. C'est une grande différence avec les auteurs de la Révolution du 21ème siècle - les Communs, que la Découverte a publiés en 2016. 

François Cusset s'attache à agir en historien des faits autant qu'en historien des idées, et c'est une différence de contenus et de perspectives, au-delà de la divergence méthodologique. Les équipes auxquelles il a participé ont en effet mené des travaux très convaincants sur les changements des marchés et des politiques étatiques suivant un découpage qui fait maintenant autorité : 1975-1984, phase qui s'achève avec l'allégeance de Mitterrand au binôme Thatcher-Reagan ; la décennie des années 90 qui "financiarise" les statuts sociaux autant que l'économie en proclamant advenu le PACS entre le marché et la démocratie ; la décennie qu'ouvrent les attentats du 11 septembre et qui scelle le lien fusionnel entre les néo-libéraux et les néo-conservateurs. 

L'ouvrage que vient de publier Textuel "La droitisation du monde" présente une synthèse de ces travaux - http://www.editionstextuel.com/index.php?cat=020407&id=666. Le sous-titre dément toute lecture défaitiste du titre : "conversations pour demain". 

Portant le fer sur ce qui de force devient faiblesse, François Cusset en effet interroge l'acceptabilité, le point limite des quatre innovations mûries dans cette phase de réaction aux années de la décolonisation, de la sécularisation, de mise en cause des rapports d'aliénation et de domination et de rejets multiformes de l'exploitation capitaliste. 

L'extension du capitalisme à toutes les sphères qui lui furent un temps soustraites (pays du "capitalisme d'Etat", énergie, ferroviaire…) est en fait couplée avec une recherche effrénée de nouvelles places dans lesquelles placer des capitaux, à l'initiative de l'industrie pharmaceutique, des "industries culturelles"… 

L'omniprésence acquise du numérique permet une monétarisation nouvelle des temps hors salariat, avec l'uberisation de la détention d'une voiture, d'un logement… Du pas d'entraves aux marchés, le capitalisme passe à l'injonction du "vivez, fortifiez-vous, consommez, vendez" pour développer les marchés "biopolitiques" émergents. 

François Cusset catégorise les néo-capitalistes en néo-libéraux, néo-conservateurs et néo-nationalistes. La quatrième innovation que porte leur agglomération en marche n'est autre que l'effacement des luttes de classes, l'avènement d'un nouvel ordre où chacun.e placerait son sort dans une acceptation inconditionnée de contrôles multiformes : le test de santé intrusif de la mutuelle par exemple. Est-ce vraisemblable, à défaut d'être souhaitable ? 

Empruntant à Norbert Elias l'analyse de "la pacification des mœurs" qui conditionna l'avènement de l'Etat moderne, François Cusset renvoyait ses auditrices et auditeurs tenté.e.s de se résigner à l'inévitable à l'évolution à l'opposé qui se fait jour : le retour du chef d'Etat, élu au suffrage universel, et qui s'affiche sans vergogne xénophobe, arbitraire et autoritaire. Aux Philippines, en Inde, en Russie, aux USA… 

Dernière précision : en 2016, l'éditeur la Dispute a publié sous la direction de François Cusset, Thierry Labica et Véronique Rauline un recueil très intéressant sur les "Imaginaires du néolibéralisme". 

PS) Spécialement utile dans les mobilisations contre les ordonnances du 22 septembre : l'article de Thomas Coutrot sous le titre "mythes et réalité de l'autonomie au travail en régime néolibéral". https://ladispute.atheles.org/auteur/francois_cusset/index_parution.html

Vous pouvez revoir ci-dessous la conférence de Francois Cusset à Amiens le 29 janvier dernier


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