samedi 10 mars 2018

Note de lecture. Enquêtes sur les rapports profanes au politique, par Eugène Bégoc

Nos cercles militants de gauche n’échappent pas à cette dictature des sondages dont les gouvernants seraient, paraît-il, prisonniers. Aussi est-ce avec profit qu’on prendra connaissance de « L’ordinaire du politique », publié par les éditions universitaires du Septentrion (1) sous la direction collective de François Buton, Patrick Lehingue, Nicolas Mariot et Sabine Rozier. 

Les travaux rassemblés scrutent comment se forment les différentes catégories d’opinions dans les sociabilités au travail et hors travail, en conformation ou en désaffiliation des traditions des groupes sociaux… L’ouverture est donc grand angle, au-delà des études électorales. On n’y trouvera pas davantage de focales sur des thèmes politiques sociaux, même celui devenu aussi central dans les sept dernières législatures de la 5ème République : l’identité nationale, la laïcité, le voile. 

Toutes ces études restent bien entendu cruciales pour qui veut s’extraire du comment sont actuellement pilotées les consultations politiques : au plus près de ce qu’elles savent des principales opinions, les autorités partidaires, religieuses et socio-économiques s’emploient à en renforcer les composantes conservatrices pour reconduire la légitimité de l’existant. 


En réaction aux années 68 a ainsi été institué un ordinaire de la politique proprement ahurissant. Ce qui est interrogé ici est l’ordinaire du politique. Les auteur.e.s se situent plus à l’amont que la relation aux élu.e.s et aux partis donc : le sujet est comment s’exercent au 21ème siècle les dimensions de liberté, de responsabilité de choisir et de volonté d’agir qui particularisent la citoyenneté depuis les Lumières. 

L’ambition en effet du corpus mobilisé est de déterminer ce qu’est « la place du politique dans les vies quotidiennes des citoyens d’Europe occidentale » (page 11). On sait l’importance de l’étape de l’investigation critique pour qui entend réfléchir à ce que la place du politique est et n’est pas dans la vie quotidienne et pour qui entend agir en fonction d’une vision de ce pourrait être la vie quotidienne et la société. 

A l’heure où la « gouvernance » et les « populismes » polarisent l’actualité, il est plus essentiel que jamais essentiel de se souvenir que la démocratie ou bien progresse, ou bien régresse : il n’y a pas d’entre deux. 

Au travail

Les sociabilités dans l’espace et le temps de travail ont cette spécificité qu’à la fois s’y déroulent les expériences privilégiées des normes, des conflits et des pouvoirs et que l’expression d’une préférence politique n’y est admise que marginalement. 

Une enquête menée auprès de trois groupes d’actifs suisses – les ingénieurs d’une PME de nanotechnologies, des DRH de banques et de l’industrie horlogère, des éleveurs laitiers – a étudié « les transformations des appartenances professionnelles et nouvelles affiliations sociopolitiques dans l’espace helvétique ». Ivan Sainsaulieu, Muriel Surdez et Eric Zufferey mettent l’accent sur la centralité des solidarités de travail dans le positionnement des enquêté.e.s. C’est particulièrement net dans le cas des agriculteurs dont la défense des intérêts passe par une participation aux instances communales compétentes dans le droit des sols et par la perpétuation de l’organisation collective de leurs ascendants (laiterie…) 

La même centralité de la sociabilité professionnelle est relevée chez les DRH, diplômés ou issus de la formation continue : entre cadres de production et salarié.e.s, ils ont dans le temps de travail une posture de retrait qui se transpose en politique par une propension aux choix médians entre gauche et droite. Mais c’est l’enquête auprès des ingénieurs, revendiquant par-dessus tout leur affiliation scientifique, qui est sans doute la plus stimulante des restitutions. 

Traversant plusieurs restructurations, la PME de nanotechnologies évolue dans une organisation en mode projets et les ingénieurs manifestent, à rebours de la sélectivité de leur formation, une adhésion à une culture de la discussion avant décision et une moindre distance aux ouvriers de production et aux techniciens que leurs prédécesseurs. 

Un facteur de différenciation au sein de ce groupe est mis en exergue, le choix de carrière entre management et expertise technique. L’identification à la figure du manager porte à rechercher une mobilité interentreprises et s’accompagne d’une affinité élective avec la droite de l’échiquier politique ; plus lente, la promotion par la voie de la maîtrise technique inclut davantage d’attachement à l’entreprise et au bassin de vie et va de pair avec l’expression d’une affinité élective avec la gauche. Dans les deux cas, l’UDC et l’extrême gauche ne recueillent pas de sympathies exprimées. 

Comment l’évolution des enjeux de l’entreprise et comment la recomposition de l’organisation de ses hiérarchies impactent-elles les habitus politiques des différents groupes de salarié.e.s ? 

Quels renouvellements des contenus et des formes politiques dessinent en creux les recompositions des coopérations au travail ? 

Comment l’accélération des règles concurrentielles recombine-t-elle les perceptions des conflits sociaux et politiques ? 

L’enquête de l’université de Fribourg qu’a financée le fonds national suisse de la recherche scientifique2 fait partie des découvertes et des ouvertures qu’offre la lecture de l’ouvrage. 

Hors travail

Le quotidien hors travail lui aussi a connu de profondes mutations. Quelques décennies ont suffi pour passer des villes et des bourgs encore très structurés de 1968 à un habitat distendu, parfois fragmenté, où ghettos résidentiels et îlots péri-urbains se sont retranchés à distance de grands ensembles cibles de toutes les stigmatisations. 

La première qualité d’un logement étant toujours sa localisation et les sociabilités auxquelles il donne accès, il y a dans cette vaste recomposition du cadre du quotidien de puissants facteurs de recomposition des rapports aux droits sociaux et politiques que plusieurs études explorent. 

Patrick Lehingue souligne la distanciation à la politique qu’inclut cette nouvelle géographie urbaine et péri-urbaine. Dans les beaux quartiers domine un « apolitisme politisé » totalement congruent avec des choix de droite constants : on y professe le plus grand mépris des femmes et des hommes qui font carrière dans la politique, ce dédain du politique s’y revêtant d’une opinion sans nuance que les procédés de sélection et de décisions ont fait la preuve de leur inefficience. 

Reprenant cette fois l’opposition du « eux » et du « nous » développée par Richard Hoggart en 19573, il oppose à ce « scepticisme expert » des nanti.e.s la « distance oblique » que les classes populaires entretiennent avec « un jeu politique qui, de toute manière et de toutes les manières, vous ignore et qui le signifie au quotidien par mille signes» (page 25). 

Plusieurs monographies explorent comment les sociabilités de voisinage et de services liés modèlent le rapport au politique et au devenir de la société, à la possibilité ou non d’agir face à la pesanteur des déterminations et au poids des « faits sociaux ». 

Sébastien Vignon étudie la recomposition du sentiment d’appartenance dans une zone périurbaine à 35 kilomètres d’Amiens, Fabrice Ripoll et Jean Rivière rendent compte des formes de mobilisation municipales dans les couronnes péri-urbaines du Mans et de Caen, Yassin Boughaba enquête sur l’engagement dans les pompiers volontaires du canton de Vaud comme modalité d’intégration à la vie municipale, Éric Agrikoliansky explore les rationalisations discursives d’une quarantaine de votant.e.s du 16ème parisien. 

On observe ainsi, à l’échelle microsociologique, comment du terreau du quotidien naissent des tentatives de réinvestir de l’institué, comment se tentent des reprises d’un « rapport au politique basé sur la délégation, le lien de confiance, la reconnaissance des services rendus » (page 27). 

Une dernière monographie interpelle davantage les militant.e.s que les autres. Elle étudie la tentative de réinvestir le politique dans la Cité Gagarine d’Ivry-sur-Seine. Elle y montre les jeunes issu.e.s de l’immigration en butte à de l’institué également né du quotidien de classes populaires, à savoir une municipalité de gauche historique : en 1925, la ville ouvrière limitrophe du 13ème arrondissement de Paris avait élu un maire communiste contre le maire industriel sortant. 

L’étude ne montre que très superficiellement ce dramatique face-à-face dont les exemples foisonnent depuis le rejet des Motivé.e.s par la gauche toulousaine en 2001.  
Cette atomisation et marginalisation des couches moyennes et des classes populaires issues de l’immigration de travail du 20ème siècle est par trop absente d’un recueil centré sur les liens ordinaires des Français à la politique. Comment ne pas davantage mesurer le clivage des électorats, des partis et des institutions ? Ce dramatique écart entre la citoyenneté et l’universalité affirmées d’une part, la ségrégation politique d’autre part n’obère-t-il pas le lien démocratique lui-même ? 

Les interdits étatiques de regroupement familial et de droit d’association n’ont été levés qu’à la suite des élections présidentielles de 1974 et 1981, le droit de vote est passé par pertes et profits : ce passé-présent est au cœur des peurs d’avenir et des conflits sur les choix de société, le déficit universitaire français sur ce point est aussi dommageable que celui relevé sur le travail.

« Les corps intermédiaires » 

Ces deux limites de l’ouvrage se rattachent à l’absence dans le corpus mobilisé des connaissances critiques des structures et « corps intermédiaires » que se sont forgés les classes sociales dans les conflits politiques du siècle passé. 

L’effondrement en 2017 des deux partis de gouvernement de la 5ème République signifie qu’il y a des ruptures et des mutations dans les réseaux, structures et formes de sociabilités qui appuyaient et soutenaient l’alternance au pouvoir du PS et de l’UMP. 

Or l’ordinaire du rapport au politique passe par toute une série de réseaux de sociabilités tissés à partir de l’habitat comme du travail, qu’il s’agisse des strates dominantes de la société comme de cette importante partie des citoyen.ne.s qui est cantonné.e à des tâches d’exécution dans l’entreprise et, dans la cité, au strict assentiment à tel ou tel panel de candidatures. 

Une partie des études rassemblées n’échappe pas à l’aporie qui se découvre en page 179 : « le rejet superficiel de la politique n’est que la marque paradoxale d’une adhésion profonde au système démocratique ». Ce n’est évidemment pas un hasard si cette aporie – tellement présente en Europe actuellement – s’avoue dans l’angle de vue médias et politique. 

La prégnance des effets ségrégatifs

On est très loin bien entendu de tout paradoxe, on est surtout dans l’incompréhension du paradigme explicité par les codirecteurs de l’ouvrage : « dans l’alternative – impossible à rompre mais pouvant jouer comme utile « garde-fou » - entre posture misérabiliste et point de vue populiste, il demeure préférable de se situer du côté du premier terme, en prenant acte du caractère pré-établi de formes de domination sociale et politique, et en prêtant une attention empathique aux « manques » des dominés… 

C’est principalement dans les urnes que se détermine, encore aujourd’hui, l’expression de la volonté collective. Ce n’est qu’en ayant cette dimension présente à l’esprit que l’on peut prendre la mesure des effets, ségrégatifs et excluants, de nos systèmes démocratiques – et par là mieux les mettre au jour et mieux les dénoncer » (pages 14-15). 

N’est-ce pas une voie à suivre pas nous militant.e.s à la condition toutefois d’ajouter « nous mettre en capacité de les dépasser » ? Sans connaissance, il n’y a que des critères d’action approximatifs, à l’inverse sans vouloir le connaître se perd. 

Ces évaluations critiques, même laissant en blanc des questions importantes du rapport au politique – autrement dit du rapport à la liberté, au pluralisme et à l’autonomie – constituent un effort réussi de connaissances. Ce n’est pas si fréquent en matière de travaux de politistes qu’on puisse les négliger. 

Ces évaluations apportent de vraies ouvertures à celles et ceux qui militent pour renouveler la démocratie représentative et pour faire advenir de nouvelles formes et de nouveaux contenus politiques. 

 Eugène Bégoc 

1 - http://www.septentrion.com/fr/livre/?GCOI=27574100056210 

2 - Fns.unifr.ch/travail-et-politique/ 

3 - La culture du pauvre, étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, traduit et publié par les Editions de Minuit en 1970 dans la collection « Le sens commun » dirigée par Pierre Bourdieu

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